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Les neiges de l'Adamello (inédit)

Le massif de l’Adamello est longtemps resté pour moi, un mystère,  un fantasme même : trop loin, trop difficile pour le simple randonneur que j’étais, trop périlleux avec ses immenses étendues zébrées de crevasses où achevaient de  congeler des cohortes de soldats engloutis…

 

            Et puis, un jour, après avoir  fourré une corde légère et une paire de crampons dans mon sac, je suis parti faire mon « Grand Tour »… Pendant cette semaine autour de l’Adamello, j’ai été projeté dans un espace qui ne ressemble à rien d’autre. Sur ce fragment de banquise échoué sur les sommets, comme l’ami Rimbaud, J’ai  vu des archipels sidéraux et des îles dont les cieux délirants sont ouverts au… marcheur !  Un voyage dans l’immensité sidérale donc, mais aussi, et peut-être surtout, un voyage dans le temps sur ces glaciers où Alpini et Gebrigsjäger, aidés de leurs guides, se sont menés une guerre sans merci.

 

            Depuis, l’Adamello n’a cessé de m’habiter… Dès les premières collines de Bergame, je me sens chez moi, dans ce pays de montagnards rudes et courageux. Stefano, notre guide est grand, blond avec des yeux clairs comme les glaciers qui l’ont vu naître : un Italien typique du Trentino, cette terre irrédente qui a poussé l’Italie à entrer en guerre en 1915 : « Per Trento e Trieste » criaient les va-t-en-guerre avant de se faire faucher par les mitrailleuses Schwarzlose…

 

            Avec Christian, mon ami photographe, nous nous amusons à tester notre guide dans la première montée. Erreur ! Celui-ci se prenant au jeu, accélère et s’envole vers le premier col où, l’insolent nous avoue être l’entraineur de l’équipe italienne de ski alpinisme…  Désormais, pour moi ce sera  « Chi va piano, va sano, é chi va sano, va lontano ». Ça tombe bien, nous avons décidé d’aller lontano aujourd’hui… Jusqu’au refuge de la Lobbia Alta à un peu plus de huit heures de marche-alpinisme.

            Casque, baudrier et longe vérifiés : nous partons pour deux heures de Felicità, de bonheur pur, sur le Sentiero dei Fiori : une via ferrata destinée aux amoureux de la montagne qui ne sont pas nécessairement des forts à bras ou des fildeféristes. Une simple et jolie vire presque horizontale qui se contente de longer les crêtes du Castellaccio en flirtant avec le vide sans jamais y plonger. Nous arrivons bientôt à la grande passerelle de l’ancien chemin de ronde des pioupious italiens. Bien qu’on puisse éviter ces soixante dix mètres de vertige en empruntant un tunnel, je m’y engage et… regrette bientôt ma témérité. Je sais bien que c’est la crise en Italie, mais les concepteurs auraient pu tout de même rajouter quelques marches plutôt que d’en mettre une sur deux !  Je suis bien forcé de regarder vers le bas pour savoir où mettre mon pied : « Porco Cane ! », comme disent les montagnards de là-bas, le vide file sous mes godillots ! Enfin, j’atteins le milieu de la passerelle en respirant profondément. A ce moment, cet acrobate de Christian, à quelques mètres de moi, s’amuse à sauter sur la passerelle, imprimant un lent mouvement de yoyo, alors que Stefano, plié de rire, me demande de sourire pour la photo : ouistiti !…

 

            Arrivés au sommet du Lagoscuro à un peu plus de 3200 mètres, nous nous taillons un beau succès de popularité en proposant aux Italiens présents de les photographier. Nous ne sommes pas seuls, mais nous ne nous en plaignons pas car l’atmosphère est bonne enfant, rigolarde même, italienne quoi ! Est-ce pour cela qu’ils ont baptisé le bivouac tout proche: "Amici della Montagna" ?  Pour atteindre le col où, jadis, les Italiens avaient installé un camp pouvant accueillir jusqu’à mille soldats, nous empruntons un escalier de géant taillé dans les granits blonds et roux, un air de Cuszco…

            L’orage gronde au loin vers La Lobbia. La pluie, bientôt,  fait des claquettes et mes chaussettes font trempette… Enfin, après la traversée sauvage d’un pierrier cyclopéen, nous mettons pied sur le glacier de Mandrone. Epuisé après cet été caniculaire,  il fait grise mine. De son ventre béant, s’échappe un torrent  enragé roulant des eaux jaunes. Devant nous, l’horizon s’obscurcit encore… Hâtant le pas, nos crampons mordent ardemment la glace bulleuse . Lorsque la pente se redresse, le glacier est noir de débris de bois, les pauvres restes du camp italien de la Lobbia Alta. Quelques ossements retiennent notre attention : un mulet peut-être ? Ces animaux traversaient en effet régulièrement les 5 kilomètres du glacier pour approvisionner le camp situé au col de la Lobbia Alta. Les Alpini avaient même creusé et électrifié un tunnel dans la glace pour ne plus être importunés par l’artillerie autrichienne ! Christian est persuadé d’avoir vu un fragment de bassin humain. Pourquoi pas ? Réchauffement oblige, la glace libère régulièrement ses prisonniers comme ce soldat italien retrouvé le mois dernier presqu’intact non loin du Corno de Cavento. Plus loin, nous découvrons encore une caisse, pleine d’obus de 75 mm, des shrapnels vraisemblablement. Comme pour confirmer cette hypothèse, un éclair claque au-dessus de nous, immédiatement suivi d’une averse de grêle qui nous arrose des ses billes de glace…

            Trempés et fourbus, nous sommes accueillis comme des VIP par Romano. Le gardien du refuge a l’habitude : Jean Paul II y est venu deux fois dans les années 80. Aujourd’hui, comme dans un château classé, on peut visiter la toute petite chambre du pape  !  

            Le lendemain, les cieux ont  décidé enfin de jouer avec nous plutôt que contre nous. Nous fêtons la bonne nouvelle en faisant tinter la cloche de bronze du col, frappée du sceau papal, bien entendu ! Nous passons brièvement dans le bassin glaciaire de la Lobbia, avant de revenir vers l’épine dorsale de Cresta Croce. Pour la rejoindre, Stefano s’amuse à prendre un raccourci quitte à jouer de nos pointes avants alors qu’une autre cordée évolue paisiblement non loin de nous sur une pente débonnaire. Il nous faut bientôt franchir une longueur sur le granit blond : un joli dièdre, dans du III sup. Ouf, je suis à mon niveau ! La progression sur l’arête vers le sommet est plaisante. En assurage dynamique nous zigzaguons entre les gros blocs, quitte parfois à faire un pas au-dessus du vide. La grande croix atteinte, nous poursuivons notre pèlerinage pour rejoindre « l’Hippopotame », classé monument national. La bête pèse près de sept tonnes et ouvre toujours sa gueule vers l’Orient, des fois que les Austriacos aient envie de revenir ! L’ancien canon de marine de 149 mm est toujours là à plus de 3200 mètres. Des « hooligans », amateurs de paradoxe, l’ont paré de drapeaux de prières. La bête mérite sans doute quelques absoutes pour se faire pardonner tous ces hommes tués par ses obus et tous ceux, plus nombreux sans doute, qui sont morts pour le hisser sur cette arête. Plus de 400 hommes furent en effet nécessaires pour tirer la luge qui portait son fût. S’il fallut dix semaines pour lui faire franchir les deux milles mètres de dénivelée entre Temù et le col Venerocolo, une nuit a suffi pour franchir les cinq derniers kilomètres ! Il est vrai que le glacier montait alors jusqu’aux crêtes. Aujourd’hui, la glace est toujours là : deux cent mètres plus bas !

 

« Sachant que la profondeur maximum du glacier est de l’ordre de 200 mètres, qu’il a perdu 2,50 m d’épaisseur en 2015 et 150 mètres ces cent dernières années, calculez la date de sa disparition… Vous avez dix minutes ! » Tristes mathématiques… pour ce  bassin glaciaire,  le plus vaste d’Italie, bien plus proche d’une calotte glaciaire que d’un glacier de pente.  Ah, j’oubliais : la réponse au problème est : « pas tout de suite, mais dépêchons nous quand même d’en profiter »…

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