Tita Piaz
Difficile d’échapper à la caricature tant il s’est lui-même caricaturé. On le dit petit et laid ! De petite taille, certes, mais laid ? Si Gianbattista — Tita — a le visage taillé à coups de serpe, il a aussi un tempérament bien trempé. Le père, Giovanni, un peu maquignon, est toujours par monts et par vaux à vendre ses bêtes et des jouets en bois. Sa mère, pendant la belle saison, court les sentiers et chemins pour placer ses articles de mercerie jusqu’à Bozen — Bolzano. Le gamin profite de cette liberté pour courir à volonté la montagne et les rochers du val di Fassa. Intelligent, sans doute… Mais surtout impertinent et débordant d’énergie se plaint la mamma.
La solution est enfin trouvée ! Tita partira en pension chez les curés, à Bozen, la grande ville la plus proche. Le gouvernement de Vienne et l’église octroient en effet une bourse aux enfants pauvres des vallées italophones, pour qu’ils deviennent prêtres ou maîtres d’école, mais plus encore pour les germaniser. L’assurance d’avoir un véritable repas par jour et de dormir au chaud. Le prix à payer : l’apprentissage de l’allemand, la discipline et l’obligation d’aller à la messe et à confesse régulièrement. Mais, c’est déjà trop pour l’adolescent rebelle qui fait le mur et par bravade escalade le clocher de la cathédrale. « Normal pour Sainte-Marie de l’Assomption » rigole-t-il. Les badauds admiratifs applaudissent. Les curés et les policiers beaucoup moins. Le garnement se cache dans un recoin obscur. Il en sort couvert de toiles d’araignée, de crottes de rats et de chauve-souris. Incorrigible, il néglige une séance de confession et, plutôt que faire amende honorable, se saoule de bière et de grappa avec quelques compagnons de bamboche.

La sanction ne se fait pas attendre : retour à la case départ dans son val di Fassa après trois ans de pensionnat. Tita ne deviendra jamais instituteur, mais toute sa vie gardera l’amour des livres… écrits en italien ou en ladin ! Le voilà devenu, en effet, anti-allemand et anti-clérical, dans une vallée où le véritable pouvoir appartient à l’église soumise aux Habsbourg et au « Qu’en dira-t-on ». Pas de quoi apaiser maman Piaz, d’autant moins que l’adolescent s’est mis en tête de devenir guide, ou au moins alpiniste. Il multiplie ainsi les tentatives dans le massif du Catinaccio où se trouvent les fameuses tours de Valjolet, le plus souvent en solitaire, comme Georg Winkler, le jeune funambule qui a laissé son nom à l’une de ces tours, avant de se tuer l’année suivante.
« Une Tour Piaz ? Ça aurait de la gueule, non ? » Les guides, dit-on, peuvent se faire 50 Florins en une journée : le prix d’une vache… Alors que Tita est encore imberbe, il tente de concrétiser son rêve, autant pour séduire les filles que pour montrer à sa mère de quoi il est capable. Mais sans le sou, et donc sans chaussures ni équipement appropriés, il doit se contenter de modestes sommets. Enfin, non loin du refuge Valjolet, il tente l’escalade d’une tour accompagné d’un ami. Arrivés au sommet, les apprentis-alpinistes font de grands signes aux touristes et aux aides-gardiennes, en hurlant : « On veut de la bière ! De la bière ! ». Impatient, dépourvu de diplôme, il devient guide-marron et arrive à convaincre quelques innocents de grimper avec lui contre quelques florins : le prix d’une entrecôte plutôt que d’une vache. Mais qu’importe, il progresse !
Il emmène ainsi un curé avec lui dans son massif de Catinaccio. Le sommet atteint, la tempête se déchaine. Piaz déclare à l’ecclésiastique : « Si vous voulez descendre, mieux vaut placer votre confiance en moi plutôt qu’en votre Dieu. » Le prêtre, effaré, secoue la tête en signe de dénégation, résolu à mourir plutôt que de renier sa foi. Impitoyable, l’hérétique fait mine d’abandonner le curé trempé : « je ne reviendrai que lorsque vous recommanderez votre âme à Tita Piaz !» Comme si cela ne suffit pas, le jeune homme appelle son chien Satana. On dit même dans la vallée que pour vaincre le vide, le sulfureux alpiniste aurait fait un pacte avec Lucifer. Rien d’étonnant que les vieilles du village se signent au passage de celui qui est devenu « le diable des Dolomites ».
L’été 1900, il Diavolo ouvre en solitaire, la face Nord-Est d’un campanile qui domine le refuge Valjolet, avec des passages en IV. Une entreprise digne du légendaire Winkler et qui mériterait de s’appeler la Tour Piaz. Mais il faudrait pour cela qu’une huile du Club alpin allemand et autrichien en fasse la demande… Aucun risque de ce côté-là ! En attendant, ce sera la pointe Emma, du nom d’une lava-piatti du refuge.
Cette même année, Tita est appelé à faire son service militaire de trois ans. Il rejoint son régiment de mauvais gré, mais déjà n’aspire qu’à retourner dans ses chères montagnes. Cette période, qui renforcera encore ses convictions irrédentistes et anti-cléricales, sera écourtée par la maladie de son père. Tita est alors autorisé à rentrer chez lui pour subvenir aux besoins de sa famille. Il épouse Marietta la gérante du refuge Valjolet et entame une belle carrière d’alpiniste, puis de guide. Les montagnards italiens prétendent ainsi que Tita Piaz aurait inventé le rappel sur corde double en S, ainsi que l’escalade en fissure en opposition, que les montagnards germanophones attribuent naturellement à Dülfer ! Le diable des Dolomites toujours à l’affut d’une occasion susceptible de le rendre fameux et riche, s’inspire d’Antonio Dimai, le fils d’Angelo et l’oncle de Dibona, pour installer, pendant l’été 1906, une impressionnante tyrolienne entre deux tours proches de Cortina. Cet exploit acrobatique lui vaut la couverture de quelques journaux et une belle renommée, mais aussi la réprobation des puristes comme Paul Preuss. Une réprobation d’autant plus vive dans le milieu alpin germanophone que l’insolent a baptisé sa tour du nom de l’écrivain italien, Edmondo de Amicis, réputé pour ses positions irrédentistes et socialistes hostiles aux Autrichiens.
Désormais reconnu comme un grand alpiniste, Tita Piaz ne prend plus la peine de cacher ses opinions : résolument anticléricales, socialistes et irrédentistes ! Au contraire ! En 1911, il prend parti et fait campagne dans sa vallée pour l’élection du journaliste et géographe Cesare Battisti, originaire de Trente. Celui-ci sera élu représentant de Trente au parlement de Vienne.
Marietta, hélas, décède l’année suivante. Le Club Alpin allemand et autrichien en profite pour retirer la gestion du refuge Valjolet au diabolique et anti-allemand Piaz. Furieux, celui-ci achète une parcelle de terrain à 50 mètre afin de construire une baraque, puis un autre refuge. Entre deux éclats de colère contre les Tognitts — les Autrichiens —, Tita épouse Maria Bernard qui lui donnera deux fils. La vie reprend un instant un cours plus paisible entre deux ascensions et les projets de construction… avant d’être, à nouveau chamboulée par la guerre.
Tita a 35 ans en 1914, l’âge de la maturité… Pourtant, il n’hésite pas. Avec sa sœur et son épouse, il monte une petite filière pour faire évader des irrédentistes insoumis, refusant de servir l’armée austro-hongroises. Dénoncés, ils sont arrêtés et condamnés : les femmes rejoignent pour la durée de la guerre un camp d’internement à Katzenau, près de Linz ; Tita, lui, doit partir sur le front russe dans un régiment disciplinaire. Il fait une grève de la faim. On l’interne dans un hôpital psychiatrique. A peine libéré, il est de nouveau arrêté et expédié en Tchéquie puis à Sarajevo où il retrouve la liberté en 1918. De retour en Italie, il est de nouveau incarcéré comme sujet autrichien… avant de rejoindre enfin son val di Fassa.
Cesare Battisti n’a pas eu cette chance. Le député austro-hongrois rejoint l’Italie, encore neutre, dès l’été 1914. Il milite alors activement pour que celle-ci s’engage dans la guerre conte les Empires Centraux. Lorsque cela est fait, il rejoint une compagnie d’éclaireurs-skieurs dans le massif glaciaire de l’Adamello pour combattre les Autrichiens. Muté dans la région des Préalpes Vincentines (Pasubio), il est fait prisonnier par des Landeschützen le 10 juillet 1916. Reconnu, le lieutenant Battisti est condamné, comme traitre et déserteur, à être pendu. Il est exécuté deux jours plus tard à Trente.


On aimerait pour Tita, maintenant quarantenaire, que le fleuve de la vie s’assagisse et qu’il puisse profiter maintenant de sa famille et de la montagne.
Reconnu comme un « résistant de l’italianité » et comme un grimpeur et guide de première classe, Tita jouit effectivement pendant quelques années de la reconnaissance de son voisinage et des nouvelles autorités. Il ouvre enfin son refuge Valjolet bis et le baptise du nom de son ami Paul Preuss, disparu en 1913. Il envisage même de construire un nouveau refuge dans une combe située encore plus haut.
Mais l’avènement du fascisme compromet ses plans. Le voilà bientôt en butte à la franche hostilité des nouveaux potentats et empêtré dans des combinazione administratives qui lui pourrissent la vie à propos de son nouveau projet de refuge. Un malheur arrivant rarement seul, il perd en 1925, Nereo, son fils ainé âgé de douze ans, puis son meilleur et prestigieux client : Albert 1er de Belgique qui déclarait : « on connait mieux la montagne quand on connait mieux Tita Piaz » !
Alors que le cataclysme de la Segonde guerre mondiale s’abat sur l’Europe, Tita l’idéaliste découvre qu’il y a bien pire que les Tognitts et le fascisme : le nazisme ! A l’été 1943, après l’arrestation puis la libération de Mussolini, l’Italie du Nord devient la République Sociale Italienne, dite de Salo, sous la coupe des maitres allemands. L’Alto adige et les Dolomites, de fait, sont occupés, à partir de septembre 1943, par les troupes du Reich qui installent à Bozen-Bolzano un régiment de la SS-Polizei. Tita est arrêté en janvier 1944, puis mis au secret dans la prison de Bolzano. Accusé de propagande et de bolchévisme, Il côtoie des résistants qui seront fusillés ainsi que des Juifs en transit vers les camps d’extermination. Il sera libéré en septembre 1944, sans doute à la suite de l’intervention d’un notable fasciste, ami de montagne.
Agé de 66 ans à la Libération, il aspire sans doute à une vie plus paisible entouré de ses enfants et de des petites enfants. Mais chassez le naturel… Il écrit ses mémoires n’hésitant jamais à forcer le trait en s’étonnant par exemple que plus les femmes sont laides, mieux elles grimpent… Alors qu’il va fêter ses 69 ans, il projette encore de répéter les premières voies de sa jeunesse. La forme est toujours là. D’ailleurs le voilà avec son pantalon de golf qui enfourche son vélo pour rejoindre le centre du village. Dans la descente, il accélère… Trop sans doute. Il freine, trop tard peut-être… Un câble cède. Il se fracasse le crâne sur le bassin de la fontaine.
