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La Grande Traversée des Tcherskis

Sibérie des Extrêmes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Misha m’interroge, inquiet : « On dit que dans les Alpes, il y a des chemins partout avec des poteaux pour indiquer la direction ? Qu’il n’est pas possible de marcher plus d’un jour sans rencontrer une route ? ». Il secoue la tête, d’un air triste, en entendant ma réponse, puis reprend : « Mais, ce sont vraiment des montagnes ? »…. Comment lui expliquer nos Alpes jardinées lui qui ne connaît que les horizons de sa Yakoutie natale ? Des horizons tellement lointains, que l’on croit deviner, derrière la dernière ligne de crêtes, les glaces du détroit de Béring et les toits d’Anchorage. C’est dans cette Sibérie des extrêmes que nous avons décidé de traverser l’ultime chaîne de montagne du continent Asiatique : les Monts Tcherski :  près de 500 km de trekking terrestre et aquatique aux confins orientaux de la Yakoutie. La superficie de cette région couvrirait à elle seule le Jura, les Alpes françaises et la Provence ! On n’y compte pourtant que trois lieux habités en permanence : 5000 habitants, 1200 vaches, 2000 chevaux, 18000 rennes, 3000 ours et autant de loups…

 

Partir marcher dans ces immensités, c’est d’abord accepter l’incertitude de l’infini et larguer les amarres. Pour aimer ces terres, il faut avoir hérité un peu de l’âme de Pouchkine, bien entendu, mais aussi de Jack London et de Moitessier. Oui, pour aimer ces terres, il faut être poète, orpailleur, navigateur…. Et avoir de bonnes bottes!

Oubliez les bottes de sept lieux… Nos « sapagui», bottes de caoutchouc noir, achetées sur le marché chinois de Yakoutsk, remontent à mi-cuisse et avancent à la vitesse des sauterelles, en équilibre sur les mottes d’herbe et l’eau sombre des « bolota » (marécages). À chaque passage de col, de nouveaux horizons, de nouveaux univers se dessinent. Comme les voileux, nous essayons d’interpréter les signes et les couleurs afin d’optimiser notre progression. Nous cherchons les zones de risées où nous pourrons allonger le pas et tentons d’éviter les pièges du pot au noir où nous nous enlisons à chaque pas. Il faut parfois tirer des bords, de zones couvertes par les lichens blancs en boqueteaux de mélèzes. Peu à peu, nous sommes devenus experts en mousse, en herbe, en lichens et avons hiérarchisé les différents types de terrain que nous rencontrons : Palme d’or pour les cladonies des rennes, « glissant sous le pied et élastique comme un épais tapis de laine » (1). Prix du jury pour les « naliedi », ces incroyables champs de glace échoués au milieu des rivières. Festival Off pour les  mousses rouges et des laîches aquatiques, confortables mais humides. Enfer de la jungle sibérienne !

Ne souriez pas ! Il faut avoir vécu ces heures à piétiner, entre rivière et taïga, en équilibre sur des troncs de mélèzes jetés là par les torrents comme un gigantesque mikado. Retrouver son passage à l’aide du GPS pour rallier le « pont » qui va bien et éviter le torrent en crue qui emporte tout sur son passage ! Technologie salvatrice pour l’occidental qui ne sait plus endurer, attendre, ni lire les signes de la forêt, la trace du lagopède, du lynx…

 

Parfois fatigués de tailler notre sillon, nous cherchons les traces des convois d’hiver qui partent de la Kolyma, à quatre ou cinq solides camions,   à travers les brouillards, les neiges et les glaces de la taïga, de la toundra, rejoindre Sasyr pour y apporter les matériaux lourds : poutrelles d’acier, tôle ondulée, ciment… Impensable, pour ces chauffeurs de l’extrême, de tomber en panne ou même d’arrêter le moteur pendant la nuit car l’huile et l’essence gèleraient instantanément. Ils dorment dans les cabines et pissent dans des jerrycans en se réchauffant à grands coups de vodka comme en témoignent les bris de verre le long de ces pistes improvisées.

 

Nous maîtrisons maintenant pleinement les traversées de rivières, de bolota. Déjà nous avons adopté le rythme du marcheur sibérien qui ne s’arrête que lorsqu’il est au sec. Enfin, une dernière traversée de marais entourée de collines aux flancs colorés de delphinium. La plateforme a été marquée voilà quelques heures par une ourse et ses deux petits. Une tâche sombre, dans les hautes herbes, attire mon regard : une poêle rouillée. Je poursuis mon investigation et découvre, non loin de là, des poteaux de bois, un morceau de câble. Nous sommes sur le site d’une antenne des goulags de la Kolyma, chargée d’alimenter en viande de rennes les mines environnantes. Au-delà d’un petit-bois de mélèzes, se dressent une vingtaine de tombes ruinées, sagement alignées, au garde-à-vous, la tête vers l’Est pour assister au soleil couchant de la dictature sanglante. Croix orthodoxes, simples poteaux. Isolée à l’écart, une tombe coiffée de l’étoile Soviétique.  « Dans cette région de camps, le cimetière s’était fondu avec le village et la même mousse recouvrait le pied des isbas, les toits des cahutes, les tombes et les marais ». (2) Les noms, féminins, sont en grande partie effacés. Comme si ces femmes n’avaient jamais vraiment existé. Seules subsistent quelques dates : 2 février 1945, 6 janvier 1953, 14 décembre 1947.  Terribles hivers, vents déchaînés et pauvres baraques aux plantes disjointes, tourbillons et ténèbres. Plus personne ne vient s’incliner devant ces pauvres tombes. L’oubli est une couverture bien plus épaisse que toutes les couches de neige.

 

(1) Le ciel de la Kolyma, Evguenia S. Guinzbourg

(2) Vie et Destin, Vassili Grossman

 

 

Les évènes

 

Lac Buchunga, au pied des Tcherski : l’Eden promis après six jours de marche soutenue. Sur la rive, trois tentes circulaires, une grande prairie à l’herbe verte… Sasha accélère le rythme des chevaux pour retrouver après plusieurs mois d’absence, sa sœur et ses neveux. Nous sommes bientôt assis avec sa famille pour prendre le thé et savourer le renne séché et le pain autour du poêle. Ils sont une dizaine de nomades à passer l’été au pied des montagnes pour accompagner un superbe troupeau de 1500 rennes. Il est d’ailleurs l’heure de les rassembler pour la nuit afin de protéger les petits contre les loups et les ours.  Iéléna, accompagnée de ses jeunes enfants, un seau de sel à la main, appelle ceux-ci d’un claquement de langue. Les voilà qui galopent vers nous et nous bousculent bientôt du velours de leur bois pour venir lécher le sel dans nos mains. Le petit Aliusha, siffle « son » renne, un fier mâle doté de trois bois et l’entoure de ses bras en l’embrassant.

 

Aliusha, Sasha, Iéléna sont évènes, une ethnie rare, de quelque vingt mille personnes. De petite taille avec des yeux en amande, des cils immenses comme dessinés au Khôl. Ils sont traditionnellement nomades : chasseurs et pêcheurs, éleveurs de rennes. On dit qu’ils descendent des tribus toungouses originaires de la région du Baïkal  et des youkagirs, une ethnie provenant des plaines arctiques qui ne comprend aujourd’hui plus que cinq cents membres. Autrefois disséminés au travers de la Sibérie Orientale, les évènes ont été rassemblés, à l’époque de la collectivisation, par les autorités soviétiques dans des Kolkhozes spécialisés dans l’élevage de rennes, créés de toutes pièces au milieu de la taïga, comme Sasyr et Khonoo.

 

Malgré les épisodes tsariste, communiste ou libéral, les évènes ont gardé, solidement ancrées, leurs traditions et croyances shamaniques comme en témoignent les arbres à prières, recouverts de drapeaux, de bandelettes, au pied desquels sont déposées des offrandes qui nous paraissent dérisoires : une botte trouée, un paquet de cigarettes… D’un geste discret, ils jettent un verre de vodka dans le feu avant de porter un toast. S’ils parlent iakoute et russe entre eux, ils entonnent quelque cantilène en évène après avoir tué un animal sauvage pour s’assurer de la protection de Dame Nature. Un soir, Alain et Gérard, nos pêcheurs impénitents, retournent à leur exercice favori après avoir assuré amplement le dîner… Ils reviennent peu après minuit, l’air réjoui. Ils ont attrapé une vingtaine d’ombres qu’ils ont remis à l’eau. Guénadine les regarde chagriné : « Ce que le lac t’a donné, tu ne dois pas le rejeter … Le lac n’aime pas cela. Demain vous ne prendrez rien »… Le lendemain, malgré tous nos efforts et  ruses, nous ne ferons pas une « touche ».

 

L’hiver,   femmes et enfants se sédentarisent. Iéléna, par exemple, confectionne des habits réalisés à partir de peaux de rennes, des sacs de couchage en laine de baral (mouflon). Aliusha, Aliec, petit Sasha vont à l’école à Sasyr… Le niveau d’éducation et d’ouverture sur le monde, des adultes et des enfants, n’est pas sans nous surprendre. Certains connaissent même les chansons de Christophe Wilhem !

            « Jacques a dit « cours ! »

              Jacques a dit « vole ! »… »

Les hommes, malgré les températures polaires de l’interminable nuit sibérienne, restent avec leurs rennes dans la taïga, déplaçant,   trois à quatre fois dans la saison, leur camp de toile en utilisant de grands traîneaux attelés à des rennes ou à des chiens. Pendant la journée, ils utilisent des  skis rudimentaires, larges et courts, qu’ils équipent de peaux de rennes pour ne pas reculer. Comme leurs chevaux qui passent l’hiver dehors à gratter la neige et le sol gelé pour brouter les rares herbes, ces hommes et ces femmes nous impressionnent par leur incroyable adaptation à cette nature démesurée. À commencer par Keisha, notre ranger, qui part pour une marche forcée de quinze heures, avec pour seule provision, une tasse de thé vide, qu’il utilise pour grappiller des baies (groseilles, bleuets, cassis, etc.) tout en marchant, pour se désaltérer dans un trou de marais. Keisha, capable de partir, en hiver,  un mois en autonomie complète avec pour seule provision un sac de riz noir de 20kg et une bouilloire…

 

La vie de nos amis, malgré leurs capacités, est d’une grande précarité, comme nous pouvons le vérifier, un soir, de retour de partie de pêche… Petit Sasha vient de se casser le bras en tentant une acrobatie sur son poney. Une vilaine fracture diagnostique Alain, notre kiné. Le père de Sasha lui a fabriqué une attelle avec deux morceaux de bois, puis lui a fait une piqûre de morphine. Il pressent que la situation est grave et s’en remet à Alain. Celui-ci fait envoyer Sémion au naliedi le plus proche afin de ramener de la glace… Pendant ce temps, Vassili, le père essaie de contacter par radio, Anton, un ranger du Parc qui doit se trouver à une journée de cheval plus au Sud. Toute la nuit, la tente résonne des « Anton ?  Anton ?… »  de plus en plus angoissés. Finalement, au milieu de la nuit, un oncle de Sasha part à cheval à la recherche d’Anton. Au petit matin, Vassili utilise mon « spoutnik tieléfon » pour contacter les secours de Sasyr. Ils conviennent d’un rendez-vous avec un Kamaz tout terrain à environ une journée de cheval. Sasha, partira ainsi, le bras en écharpe sur son petit cheval iakoute… Après une escale au dispensaire de Sasyr, il sera opéré à Khonoo, plus de quatre jours après l’accident. En cas, d’accident grave, on ne peut compter que sur l’hélico de Magadan situé à quelque mille kilomètres de là !

 

 

Katioucha

 

J’imaginais la partie «kayak de rivière » comme une aimable pause, ponctuée de pêches miraculeuses. Pour la pêche, j’avais raison… Pour le reste, j’avais oublié que « tremper une rame dans l’eau » ne suffit pas pour avancer ! C’est donc les épaules endolories que nous parcourons les interminables méandres de la Moma. Alain et Gérard, ont dû s’entraîner tout l’hiver car ils tracent leur sillage avec célérité, prenant de l’avance, chaque fois qu’ils le peuvent, pour lancer leurs cannes. Alain a élaboré une théorie savante sur le bon «coin  à brochet » : un bras mort, 50 cm d’eau, des herbes… Et ça marche ! Au point que nous devons ouvrir une école de poissonnerie sur les bords de la Moma, pour prélever les filets, faire sécher… Piètre pêcheur, modeste rameur, j’attends mon heure de gloire. Alors qu’un interminable méandre s’annonce, Nadir vire en tête. Plutôt que de m’épuiser à rattraper mon retard, je sors mes cartes « Google Earth » et repère un petit bras me permettant de gagner plus de 3 km de navigation. Bref moment de félicité, car le vent du Nord redouble de force et nous oblige bientôt  à pagayer contre le vent et la pluie.  J’insiste pourtant pour que nous poussions jusqu’à une cabane rudimentaire pour pouvoir sécher nos affaires. Nous y arrivons après douze heures de navigation et cet abri sommaire devient le plus beau des palais. Tard dans la nuit, le brouillard enveloppe les berges de la Moma et me rappelle une strophe de « Katioucha » que nous fredonnons avec mélancolie:

            « Paplili toumani nad rikoï               le brouillard dominait la rivière.

            Virhadi-ila na biéreg Katiousha        Katioucha sortait sur la berge »

 

Après une brève nuit, nous repartons, enfin, sous un soleil radieux vers la zone des rapides. Bientôt la chaleur montante exhale les odeurs particulières de la rivière, en particulier des vernes qui façonnent de véritables mangroves le long des berges. Celles-ci sont très instables, et l’on croise des forêts de mélèzes écroulés, des radeaux de terre emportés par les flots. Nous scrutons vainement ces terres dévastées à la recherche de défenses de mammouth enfouies là voilà plusieurs dizaines de milliers d’années.  Jour après jour, notre misérable 6 Km/h, devient un 10 puis un 13 Km/h Nulle angoisse, car nous avons eu le temps d’affiner nos gestes, d’apprendre la rivière. Au contraire, l’excitation est à son comble lorsque nous découvrons depuis notre kayak, en contrebas, une plaine immense, semée de volcans éteints. Aucune chute d’eau, pourtant, mais une accélération progressive. Nous atteignons même les 20 Km/h lors de passages un peu sportifs. Le jeu consiste  maintenant à lire, rapidement, les remous, les vagues et vaguelettes annonciatrices de hauts-fonds, d’arbres ancrés dans le sol. Un seul mauvais choc à cette vitesse suffirait à déchirer nos kayaks de toile! Dans le doute, nous suivons Keisha qui s’est mis debout sur son embarcation pour déchiffrer les secrets de la rivière redevenue torrent. Mais la nature est bonne avec notre équipe ; nous ne ferons que des touchettes. Les eaux sont hautes, tellement hautes d’ailleurs que les évènes et les iakoutes de Khonoo ne peuvent plus aller aux foins. Une véritable angoisse pour les éleveurs qui devront se résoudre à abattre leurs vaches, à l’entrée de l’hiver, si les eaux ne baissent pas.

 

L’encre de myrtille

 

L’accueil à notre point de rendez vous avec l’équipe du Parc National est déraisonnable, c’est-à-dire sibérien! Misha et ses collègues du Parc ont amené depuis Khonoo, bien entendu,  la bière et la vodka… Ils ont préparé de l’eau chaude pour le bania. Mais surtout ils ont dévalisé les serres familiales du village pour nous apporter les premières tomates et concombres de la saison. Alors que nous discutons, côte à côte, dans la chaleur de la cabane des rangers, je réalise que nous avons gagné notre pari de vivre une aventure authentique, brute, en pleine nature, mais surtout, que nous avons partagé pleinement celle-ci avec nos amis iakoutes et évènes. Pendant ces semaines, nous avons partagé, le même pain, le même couchage, les mêmes épreuves, les mêmes banias, les mêmes verres de vodka et n’avons fait qu’une équipe, sans jamais avoir eu l’impression d’être des « clients ». À l’heure du départ, alors que Misha nous embrasse, les yeux humides, en nous faisant jurer de revenir, je remarque sur la poche de sa vareuse une tâche bleue. Encre ? Myrtille ? Ou mieux, encre de myrtille, car dans cette région abandonnée par nos Dieux frileux, mais bénite par les esprits de la forêt, des lacs, des rivières et des montagnes, l’histoire s’écrit sûrement avec de l’encre de myrtille.

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