Premier Sauvetage Aérien en Montagne

L’odyssée des jeunes rugbymen uruguayens, piégés dans les Andes après le crash de leur avion, le 13 mai 1972, est retracée par Le Cercle des Neiges, diffusé par Netflix. L’occasion de rappeler un autre évènement, aujourd’hui largement oublié : le premier sauvetage aérien en haute montagne !
Le lundi 18 novembre 1946, un bimoteur américain Douglas C53 — Skytrooper, une version militarisée du DC3, décolle de Tulln, un aéroport militaire proche de Vienne. A son bord ont pris place huit passagers : Marguerite Taft, l’épouse d’un général et la mère du pilote, une autre épouse de général, le général de brigade Loyal Haynes accompagné de Lona, son épouse, le colonel William McMahon, son épouse et leur fille de onze ans et un civil. Bref, du « beau monde ». Le plan de vol prévoit une escale à Munich, puis un détour par Marseille pour une nouvelle escale avant de rallier Pise sa destination finale. Un parcours à rallonge, évitant les Alpes, justifié par une météo turbulente et l’interdiction, qu’ont les avions militaires américains, de survoler la Suisse, au nom de la sacro-sainte neutralité. Il est vrai, qu’au sortir de la seconde guerre mondiale, les relations diplomatiques entre les Etats-Unis et la Confédération Helvétique, suspecte de collaboration ou au moins de complaisance avec les nazis, ne sont pas vraiment au beau fixe.
Après avoir redécollé, le lendemain, de Munich le pilote, le lieutenant Ralph Tate Jr, préoccupé par le fort vent de nord-ouest qui souffle à 120 km/h en altitude, décide d’écourter son vol en passant par le col de Brenner pour rejoindre directement l’Italie. Cependant, arrivé à la verticale d’Innsbruck, chahuté par les fortes turbulences, il abandonne la partie et remet le cap à l’Ouest afin de rejoindre le lac de Constance, puis la France, en conservant une altitude de 3350 mètres. Alors que les nuages enveloppent progressivement son appareil, contraint de voler aux instruments, il ne modifie pas son altitude. Une erreur de débutant ! Trompé par le vent qui forcit, il pense être bien plus au nord-ouest que sa position réelle. Soudain, comme il témoignera plus tard, surgissent : « des lignes sombres en dessous nous, très vite – je comprends plus tard que c’étaient des crevasses (…)« Nous sommes dans les montagnes ! » Alors, j’atteins la manette des gaz, la manette des hélices et la manette des mélanges et les pousse vers l’avant, puis tire le manche vers l’arrière… »
Trop tard… A 14H25, le ventre de l’appareil heurte à 260 km/h la neige profonde du glacier Gauli. Une chance, celui-ci n’est pas trop pentu. Enfin le C53 s’arrête brutalement à une trentaine de mètres d’une crevasse géante. Les moteurs éteints, le silence est à peine troublé par le chuintement lugubre du vent sur la carlingue et les gémissements des passagers. L’appareil est posé à plat, à 3350 m, sur le flanc sud du Berglistock, à quelques kilomètres de la Jungfrau. Par miracle, le fuselage a résisté. A voir l’avion allongé sur la neige, on pourrait croire qu’il pourrait redécoller ! Mais non, les hélices brisées témoignent de la violence du choc. A bord, les passagers, hormis un sergent dont le genou est fracassé, sont quasi-indemnes. Mais pour combien de temps ? Une fois la nuit tombée, la température descendra à -15C.
La radio n’a pas souffert ! Le pilote, croyant être en France, affiche la fréquence du contrôle de Lyon : « Mayday ! Mayday ! USZ68846 crashed. Position unknown, I repeat...» Le message à peine reçu, les autorités américaines ne regardent pas à la dépense : plus de 80 vols de reconnaissance sont effectués de Berne à Annecy en passant par le val d’Aoste, tant le périmètre de recherche est large. Une seule certitude pour les autorités : l’avion ne peut se trouver en Suisse, puisque son survol est interdit !
La nuit tombée, les naufragés ouvrent les valises pour récupérer tous les vêtements chauds possibles, tandis que certains s’enveloppent déjà dans des parachutes de soie. On se nourrit de plateaux repas et de rations de survie. Quand on mange, on a moins froid. Le matin venu, des robes de chambre pourpre sont étalées sur la neige afin de pouvoir être repérés depuis le ciel, pendant que des feux de détresse, alimentés par un mélange d’essence et d’huile, sont allumés. Deux volontaires tentent une échappée en chaussures de ville à travers le labyrinthe de crevasses. En vain ! Ils rebroussent sagement chemin après quelques frayeurs …
Deux jours et deux nuits passent, sans que rien ne se passe !
Alors que certains à l’aérodrome de Meiringen, situé à moins de quinze kilomètres, s’étonnent que les signaux de détresse radio soient reçus fort et clair sur la fréquence de secours, on demande au pilote d’émettre en continu pendant deux minutes en alertant plusieurs stations d’écoute radio. Un dernier message : « Nous ne tiendrons plus que vingt-quatre heures. Blessés à bord ! ». La radio cesse alors de fonctionner faute de batterie. Cette ultime manœuvre permet cependant de tracer une zone de recherche précise : un triangle Sion – Jungfrau – Airolo, proche de Meiringen ! Impossible pourtant de lancer des recherches, car le temps se détériore. Pendant cette troisième nuit, une tempête de neige balaie le plateau glaciaire et recouvre bientôt partiellement la carcasse du Skytrooper. A bord, le moral descend de plusieurs crans : « et si nous n’avions vraiment plus que vingt-quatre heures ? »
Le vendredi matin, un Avro-Lancaster Britannique, puis un bombardier américain B29 Superfortress avec à son bord deux généraux, Ralph Taft Sr. le père du pilote et l’époux d’une naufragée, repèrent enfin le C53 dans une trouée de nuages. Des fusées de détresse rouges sont tirées. Ils sont vivants ! Sans tarder, un C36, un avion d’entrainement de l’armée suisse, décolle de Sion pour préciser la position…
S’ils sont localisés, ils ne sont pas encore sauvés. Les Américains ne lésinent pourtant pas sur les moyens humains et matériels. 150 soldats de l’infanterie alpine débarquent, armes en main, effrayant le chef de gare de Brigg qui croit à une expédition punitive. Ils viennent avec leurs ambulances et leurs Snowcats M29, des jeeps montées sur chenillettes, le tout en couleur camouflage hiver, bien entendu ! Un déballage qui n’impressionne guère les montagnards du coin. D’ailleurs, le premier test est un échec sévère : les chenillettes s’immobilisent sur le premier talus enneigé. Les stratèges américains imaginent alors d’autres solutions toutes aussi irréalistes pour ceux qui connaissent un peu ces montagnes : rejoindre le Jungfraujoch avec les chenillettes pour franchir les crêtes et descendre alors le glacier jusqu’à l’épave, ou encore traverser le lac Grimsel sur des barges motorisées pour remonter le glacier Unteraar en pente assez douce avant de traverser les crêtes ! Les Britanniques ne sont pas en reste. Ils envisagent de larguer un planeur d’assaut identique à ceux utilisés pendant le débarquement sur le glacier ! La dernière hypothèse enfin : larguer 70 parachutistes et leurs infirmières, est tuée dans l’œuf par les autorités helvétiques soucieuses de ne pas créer une nouvelle catastrophe !
En attendant que les Américains trouvent la formule miracle, les Suisses recourent à la méthode traditionnelle : deux caravanes terrestres composées de guides, de médecins, mais aussi de troupes de forteresse peu habituées à la progression en haute montagne. Ils mettront plus de 14 heures pour franchir une dizaine de kilomètres et 2300 mètres de dénivelée.
Le samedi matin, le ciel à la verticale du C53 est sillonné par de multiples avions militaires américains, britanniques et français. Ils larguent, avec ou sans parachutes, des colis : couvertures, vêtements chauds, pansements et médicaments. Certains containers atterrissent non loin de crevasses géantes. Ils ne seront pas récupérés. Pire, un sac de charbon de 60 kg, bombardé, endommage une aile de l’aéronef. Les naufragés demandent alors que ces largages improvisés cessent avant qu’une caisse ne tombe sur un naufragé ou endommage le fuselage dans lequel ils sont réfugiés.
Enfin, en début d’après-midi, deux skieurs-éclaireurs font la jonction ! Ils sont accueillis en sauveurs par les Américains, qui en les entendant parler schwyz deutsh comprennent enfin qu’ils ne sont pas en France. La deuxième colonne de secours n’arrive que tard le soir. Les secouristes sont épuisés et les vivres sont rares. Par contre, l’alcool coule à flot. La nuit tombée interdit tout mouvement. Les jeunes gardes suisses transis et frigorifiés demandent à pouvoir se réfugier dans la carlingue. « Impossible au risque, sinon, de faire basculer l’appareil dans une crevasse » s’alarment les « propriétaires » du lieu. L’alcool aidant, on en vient presque aux mains. « Seuls les Américains pourront y dormir », décident finalement les cadres et les médecins. Les secouristes, en maugréant contre ces Yankees si peu reconnaissants, passeront ainsi la nuit dans des trous de neige improvisés. L’un d’eux, souffrant de graves gelures aux pieds, devra être évacué le lendemain.
Dimanche, un autre incident oppose Suisses et Américains. Le général Haynes donne en effet l’ordre à ses hommes d’incendier l’appareil et de détruire les instruments de bord, suivant en cela, les consignes lorsqu’on l’on se crashe en territoire ennemi. Fureur des cadres et médecins suisses qui s’interposent car l’avion est désormais confisqué par l’armée suisse. Finalement, seul le radio se rebelle et doit être entravé par deux soldats suisses. Ambiance ! Enfin, après avoir installé et ficelé les blessés et les plus faibles, dont le général Haynes, sur des luges, la colonne perd de l’altitude pour prendre la direction de la cabane Gauli et rejoindre un plateau intermédiaire situé à 2800 m.
Ils sont alors survolés par deux Fieseler Storch, un avion de reconnaissance allemand reconnaissable à son haut train d’atterrissage. Pilotés par le capitaine Victor Hug et le major Pista Hitz, ces avions ont été surmotorisés et équipés de skis pendant la nuit. Voilà en effet plus d’un an que ces excellents pilotes de montagne s’entrainent à atterrir et décoller sur des glaciers. Un exercice qui est encore loin d’être anodin. Nous en reparlerons lors d’une prochaine chronique. Hug largue alors une sacoche avec un message : « Nous allons atterrir, merci de baliser une piste sans crevasses ». Rapidement, les soldats suisses balisent une piste d’atterrissage à l’aide de bâtons de ski et de fanions. Enfin à 10h30, Victor Hug se présente face à la pente et réussit un atterro sans faute en stoppant son appareil à une trentaine de mètres de la colonne de secours, bientôt suivi par le major Hitz. À 11 h 25, Hug décolle sur une longueur de 120 mètres avec ses deux premiers passagers, larguant immédiatement les skis supplémentaires pour que le second avion puisse les utiliser à son tour. En quelques heures et neuf vols de douze minutes chacun, tous les blessés et naufragés sont descendus, sans mal, mais non sans frayeur à l’aérodrome de Meiringer, où une foule de journalistes et d’officiels les attend. A peine la nuit tombée, une tempête de neige de trois jours engloutit l’épave sur le glacier. Au fil du temps, la glace et l’oubli recouvrent la pauvre carcasse qui sera redécouverte voilà une dizaine d’années par des randonneurs à ski.
Largement médiatisé, ce premier sauvetage aérien en haute montagne, et l’impeccable attitude des secouristes et pilotes suisses, feront beaucoup pour réchauffer les relations entre les Etats-Unis et la Confédération Helvétique. Il est vrai que ces deux pays avaient d’importants et puissants intérêts en communs… Financiers, bien entendu, mais aussi géopolitiques, alors que les Soviétiques occupaient encore la Basse et la Haute Autriche.
En savoir plus : Der Flugzeugabsturz einer amerikanischen Dakota auf dem Gauligletscher im November 1946, de Roger Cornioley. Disponible en ligne.
Photos : nombreux sites avec des photos qui ont servi à illustrer cet article. Par exemple :
https://www.swiss-storch-team.ch/gauligletscher/
https://www.sac-cas.ch/fr/les-alpes/soudain-ce-fut-le-silence-29986/
https://haslital.swiss/de/nachrichten/detail/le-drame-du-gauligletscher-se-degele-a-nouveau.html
ttps://theatrum-belli.com/19-novembre-1946-un-avion-militaire-americain-secrase-sur-un-glacier-suisse/



