PGHM Chamonix — Une Affaire d'Humanité
Grand soleil et conditions printanières voire estivales, ce lundi 28 mars ! Jonas, un skieur de randonnée suisse alémanique, et son camarade ont un peu tardé pour descendre la « voie classique » du Mont-Blanc : Grand Plateau, Petit Plateau… Il est 15h enfin quand ils dépassent l’ilot rocheux des Grands Mulets, avant de suivre une trace bien marquée qui slalome dans un chaos de blocs écroulés et de crevasses : Verdun ! Un hiver peu enneigé combiné à une hausse brutale des températures ont rendu périlleuse cette traversée où les crevasses se mêlent à des blocs de granit et de petits séracs en équilibre instable. Il faudrait descendre plus bas, quitte à remettre les peaux. Mais non, la trace est bien là. Inutile de s’encorder dans ce dédale ; les crevasses sont trop larges et les ponts de neige trop longs ! Les alpinistes, prudemment, enfilent les crampons et mettent les skis sur le sac. Le premier, le plus lourd, passe en tête. Jonas hésite avant de suivre loin derrière. Soudain, la neige cède sous ses pieds…
Dès réception de l’alerte, l’hélico du PGHM s’envole avec l’équipe des « Premiers de l’après-midi » : Denis, le chef de caravane, Axel le secouriste et un médecin-urgentiste. La routine… Pourtant, arrivés sur place, il devient évident que « ça craint » ! Repérée après quelques minutes, par la voix et par une spatule qui dépasse, la victime, à moitié consciente, est coincée à une dizaine de mètres de la surface sous un amas de blocs, de plus de 500 kg chacun : glace fossile, granit et glace pourrie. Pire, le « chantier » est sous la menace permanente de l’effondrement d’une tour de glace de plusieurs dizaines de tonnes. Malgré les risques évidents, Axel descend auprès de la victime afin d’établir le contact et de faire un premier bilan. Celui-ci n’est pas brillant : Bien que conscient, Jonas, un bras coincé sous un bloc, est faible. Il ne pourra être évacué qu’en dégageant, un à un, tous ces blocs. Cela prendra des heures et d’ici là, il est probable que la victime décède et que la tour de glace s’écroule sur la victime et les secouristes! Denis et Axel, pourtant, n’hésitent pas : « dès que le contact a été établi, on ne pouvait plus abandonner… Jonas était lucide. Il savait que lui, mais nous aussi, étions en danger de mort. Il me parlait de sa femme et me disait qu’il l’aimait. » témoigne Axel. Quand les deux équipes de renfort arrivent, le secouriste est déjà au fond, occupé à outiller les blocs à l’aide de broches et de spits. Pas le temps de gamberger, hormis de brefs moments de répit quand ses camarades hissent un bloc. Il se déplace alors dans une étroiture : « si ça tombe, je serai enseveli, mais pas écrasé… » essaie-t-il de se rassurer. En bas comme en haut, la peur est palpable. Les secouristes échangent : « Cela vaut-il la peine d’exploser la vie de plusieurs hommes valides pour sauver une victime mal en point ? » ou bien : « Ne devrait-on pas relever régulièrement Axel pour répartir le risque entre plusieurs secouristes comme le font les commandos avec les premiers d’une colonne d’assaut ? »
« Pas sûr que nous aurions pris autant de risque si ce contact oral n'avait pas été établi», avoue aujourd’hui Denis. « Mais là, c’était impossible de le laisser. » Alors qu’il attend dans son trou qu’un bloc soit hissé par ses camarades avec le treuil et le palan, Axel réalise le danger : « Magnez-vous, les gars ! » Malgré son envie de le relever, Denis, après en avoir parlé avec lui, laisse Axel travailler au fond : « Il s’était approprié l’espace et avait un bon contact avec la victime. Le remplacer régulièrement aurait considérablement ralenti le secours et, avec la menace de cette tour de glace, augmenté le danger pour l’ensemble de l’équipe.» Quelques jours plus tard, lors du débriefing, l’équipe évoquera cette question en recommandant de « faire tourner » le secouriste opérant au fond afin de « dépersonnaliser » le secours et mieux répartir le risque entre plusieurs secouristes. Mais sur place, le lien humain et l’émotion l’ont emporté sur la seule raison et l’analyse objective des bénéfices/risques.
A Chamonix, l’officier, responsable des opérations suit ses hommes, minute après minute, avec anxiété. Malgré la distance, il a pleinement conscience du péril auxquels ses gars s’exposent. « Quelque soit leur décision : poursuivre ou abandonner, je leur donnais mon soutien... Mais, au fond de moi-même, je suis profondément content qu'ils aient persévéré. »
Dans l’équipe de surface, lors des rares moments de répit, le doute parfois s’insinue : « On fait de la merde ! On va se retrouver avec trois cercueils plutôt qu’un seul. » Tous sont en effet exposés à la chute de la tour de sérac qui ne cesse d’émettre de sinistres craquements. Comment savoir qui a raison ? Le stress de l’équipe et du chef de caravane monte peu à peu alors que la glace donne de nouveaux signes de faiblesse. Mais bon, il faut encore sécuriser ce dernier bloc qui résiste… L’action et le sens de la mission reprennent le dessus.
18 h 40, après 3h30 de lutte, le bloc de granit est soulevé. Jonas est hissé, à l’arrache, hors de son trou glacé, le bras gauche en miettes. « Nous avons fondu en larmes quand il est sorti, souffle Denis. Nous avons craqué nerveusement après un stress de tous les instants. » Pas le temps de célébrer ou même de souffler, il faut stabiliser, avec précaution, la victime, enrayer une hémorragie interne alors quelle fait des « pauses respiratoires » inquiétantes. Evacué sur l’hôpital d’Annecy, en état d’hypothermie sévère (26°C) Jonas est opéré du bras et réchauffée progressivement. Il devrait s’en sortir sans séquelle majeure.
Ce secours exceptionnel appelle trois commentaires :
1. Il illustre pleinement les quatre piliers du courage :
la lucidité, le noble objectif, la persévérance… et l’élan.
Nul ne peut douter en effet de la lucidité de ces professionnels entrainés à analyser les risques et les bénéfices dans les pires conditions. Personne, parmi eux, n’ignorait les dangers auxquels ils s’exposaient. Cette lucidité était encore renforcée par les (brefs) échanges entre les partisans de la « modération » et ceux du : « impossible de lâcher l’affaire. »
Le « noble objectif », la dimension morale du courage, ne souffre évidemment ici d’aucune discussion. Quoi de plus noble que de risquer sa vie pour en sauver une autre, même si « cela fait partie du travail ». Mais dans cette situation, les secouristes sont allés bien au-delà de leur devoir.
Quant à la persévérance de cette équipe qui a lutté pendant des heures pour sortir Jonas de son piège, elle ne peut, non plus, être remise en question.
Malgré la présence de ces trois piliers, rien n’aurait été possible, cependant, sans « l’élan », cette force mystérieuse, ce « je ne sais quoi » qui nous permet de dépasser les limites de la lucidité et de la raison. Les racines de cette force d’âme sont toujours mystérieuses, au point que Saint Augustin l’assimilait à un don de Dieu. A chacun, suivant les circonstance, ses sources et ses raisons : le lien établi avec la victime : « une fois le contact établi avec Jonas, qu’il nous a parlé de sa femme, on ne pouvait humainement pas le laisser partir seul. » ; un sens exacerbé du devoir : « c’est aussi pour cela que l’on a choisi ce métier ! » ou encore : « nous nous sommes engagés. Pas question de déserter quand les balles sifflent. », mais aussi la solidarité au sein du groupe…
2. Ce secours démontre la nécessité, lorsque l’on fait face à une situation critique, d’alterner les phases intenses d’action — où l’on fonctionne en « effet tunnel » : hyper-vigilance, concentration sur le moment présent et l’objectif, avec réduction du champ visuel et mental — avec des moments de respiration où l’on se re-connecte avec une réalité élargie dans l’espace et le temps : le contexte, la tour de glace qui menace de s’écrouler, la vie des équipiers qui est en jeu…
3. Enfin, cette mission témoigne de la difficulté à mener une équipe quand on opère aux limites du raisonnable. Le leader doit en effet résoudre une équation aux multiples inconnues, sans maîtriser tous les paramètres :
- Pourquoi et comment exposer, en responsabilité, des secouristes — souvent des amis proches — même volontaires, à un risque certain alors que la probabilité de sauver une victime est incertaine ?
- Le responsable doit-il adopter un masque d’impassibilité pour ne pas contaminer les autres ou peut-il exprimer (et donc réduire) son inévitable stress ?
- Comment, alors que chaque minute compte et que l’on a dépassé les limites du simple devoir, rester à l’écoute, échanger avec ses équipiers et les rallier à ses décisions ?
- L’engagement et la solidarité au sein du groupe, sont-ils des raisons suffisantes, pour mener les équipiers « au-delà de leur devoir ? »
- La culture du renoncement éclairé ne devrait-elle pas être valorisée autant que celle du sacrifice ?
- etc.
Impossible de répondre avec certitude à ces questions. Une chose est certaine… Ce secours, quelque-soient les analyses bénéfice/risque réalisées a posteriori, témoigne que le véritable courage, au-delà de la lucidité, de nos compétences et de notre devoir, est avant tout une affaire « d’humanité. »
Et c’est heureux !
Du Courage, Gérard Guerrier, ed. Paulsen, 2021
