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C’est dans les Alpes bergamasques

que je suis devenu montagnard.

           

            Je ne connaissais alors des montagnes que les pistes de ski ou les vues aériennes, pendu sous mon aile delta. En pleine frénésie libériste, j’ouvrais mon aile à la première occasion pour tenter de rallier, depuis les collines de Bergame, le Tyrol ou même la Vénétie, quitte à survoler des vallées sans soleil, hérissées d’échalas de vigne et de pylônes à haute tension. Et puis un jour, avant de faire le vol de trop, j’ai remisé mon delta au garage pour enfiler un sac à dos et partir voir ces crêtes et ces glaciers de plus près.

            Sans aucune autre expérience que la lecture de Premier de Cordée, je suis  parti, un matin, de juin,  avec un équipement de cuirassier : sac à dos à l’ancienne, guitoune, duvet made in Korea, réchaud et suffisamment de pasta, de thon en boite et de fruits secs pour traverser l’Himalaya ! Lesté ainsi de quelques 20 kilos, ignorant les sentiers balisés, bons pour les péquins, je me suis attaqué gaillardement aux pentes raides dominant  Schilpario, le nez dans les hautes herbes, quitte, parfois,  à  me raccrocher à celles-ci, pour ne pas verser en arrière.

            Alors que je commençais à regretter l’ivresse aérienne du vol libre, j’arrivais enfin aux premiers lacs d’altitude, encore revêtus de leur livrée hivernale. Pas une trace de pas sur la croute de neige !  Sans m’inquiéter d’avantage, j’ajustai les petits crampons à quatre pointes, à mes semelles souples après avoir jeté un coup d’œil à la montre : 16 heures, bien trop tôt pour monter la tente ! Je décidai donc de m’engager, entre Valteline et Pays bergamasque,  sur les pentes raides menant au refuge Tagliaferri.

 

            Grossière erreur !

           

            Bientôt, la trace du sentier disparut  sous une épaisse couche de neige. Je m’élevai ainsi, au jugé, au-dessus d’une série de barres rocheuses. Parfois, une marque rouge sur un rocher, un bout de chaîne en partie ensevelie, me rassuraient un peu. La situation n’avait pourtant rien de réjouissant. En équilibre instable sur une vire, large comme une boite à chaussures, je dominais une pente sans fin de neige dure de 45 à 50° : aucun faux pas n’était possible ! Sans piolet, ni même de bâtons, je m’efforçais de ne pas céder à la panique. Surtout ne pas me coucher dans la pente ! Parfois, je devais tailler, dos au vide,  à grands coups de poings, des prises dans le mur de neige amont. Après chaque difficulté, je me consolais : « Le plus dur est fait… ». Après chaque virage, je découvrais un paysage aussi sévère qu’avant !

 

            Vingt cinq ans plus tard… J’éteins ma lampe frontale  en abordant l’arête qui mène au Pizzo Tre Confini. Avec la canicule, la foschia de la plaine du Po enveloppe déjà les Préalpes Bergamasques, plus au sud. Entre chien et loup, je prends le temps de savourer le bonheur précieux d’être seul en montagne, de humer le délicat parfum des achillées naines que je froisse entre  mes doigts. Une rumeur d’éboulis me fait lever la tête : un chamois solitaire, aussi surpris que moi, après un moment d’hésitation, déboule sur la crête, manquant de peu de me bousculer. Ces Alpes sont décidément bien sauvages et verticales !

            La remontée au col Pilla est un modèle du genre : quelques restes de peinture sur des caillasses éparse, perdues sous les herbes, indiquent vaguement un semblant de trace qui monte dré dans l’pentu, ou plutôt Direttissimo. Sur les topos, la difficulté est pourtant indiquée comme « medio » : moyen… Mon œil ! Dans ces contrées, les indications de difficulté ne sont pas à prendre à la légère. La quasi-totalité des randonneurs sont en effet des montagnards locaux, entrainés et résolus, qui ne craignent pas de s’aventurer, sans corde,  dans des passages qui paraitraient scabreux à nombre d’entre nous. Ces montagnes ont servi de tremplin aux alpinistes, les plus audacieux : Ricardo Cassin venu en voisin depuis Lecco, Water Bonatti, bergamasque pur jus et  plus près de nous, le très actuel Simone Moro. Les Orobie, autre nom des Alpes Bergamasques, ne sont décidemment pas des montagnes à mettre entre toutes les jambes ! Je connais bien des grands coqs qui, gonflant leurs plumes en racontant leur  GR20 ou leur Chamonix Zermatt, feraient demi-tour, la crête et la queue  basse en abordant le 302, le haut sentier des Orobie !

 

            Les Alpes bergamasques, qui couvriraient à elles-seules  Belledonne, les Ecrins, le Briançonnais et le Queyras , sont pourtant quasiment inconnues des montagnards français et germaniques : un territoire secret réservé aux seuls initiés. Mais rassurez-vous, si la partie septentrionale et orientale est souvent sévère et verticale, la région centrale et occidentale aux reliefs plus doux, est le territoire des bouviers, des bergers… et des simples promeneurs.  On y trouve un  « Sentiers des Fleurs », tracé au pied de l’Arera, entre alpages et nappes de calcaire : une splendeur ! Ça et là, une cavité, une fondrière indiquent les restes d’une ancienne mine de plomb ou de zinc. L’exploitation fut abandonnée à la fin des années soixante-dix, bien que les filons soient loin d’être épuisés. Furetant entre les éboulis et les lapiaz, je recherche la rarissime linaire de Tonzig, aux petites fleurs jaune soufre, cousine éloignée des gueules de loup que l’on ne trouve que sur ces pentes. Les botanistes n’en ont identifié que 250 pieds adultes !  Peine perdue… Le soleil déclinant, je me contente de photographier des edelweiss ainsi que des campanules de l’archiduchesse qui s’abritent dans des anfractuosités de roche, sans rien perdre de leur superbe.

            Je suis arrêté bientôt par une bande ce chiens, le poil dressé, à cinquante mètres d’une pauvre  baita  (maison de berger). M’immobilisant, je les laisse venir tout en leur parlant d’une voix rassurante. Le chef de la meute  doit être francophone. Il s’approche, me renifle et pisse à quelques mètres pour montrer qu’il est bien chez lui. Ça tombe bien, je ne fais que passer. Les aboiements cessent. La porte de la baita s’ouvre. Le grand père de Heidi avec sa barbe blanche et ses yeux bleu-arctique, étonné que ses chiens m’aient laissé passer, me dévisage lentement. Après quelques paroles banales de présentation, le vieux berger, Santiago, m’invite à rentrer : « Pasa det » en dialecte bergamasque. D’un geste, il m’offre une chaise à sa table recouverte de toile cirée, un verre de vin et une portion de fromage taleggio d’où s’échappent quelques petits vers paniqués par la perspective de finir dans mon estomac. Se méprenant sur mes origines, il se lance dans un long monologue en bergamasque dont je ne pipe par un mot. S’apercevant de sa méprise, Santiago poursuit en italien, tout en gardant la musique heurtée de son dialecte, ou plutôt de sa langue. Le bergamasque, encore largement répandu dans ces montagnes, est en effet une langue romane, tout en Ü et en I… plus proche de l’occitan que de l’italien. Si, selon Claude Nougaro, un torrent de cailloux roule dans l’accent des Toulousains, c’est bien un pierrier géant, entrecoupé de barres rocheuses qui  dévale dans le parlé bergamasque. Si « on ne se traite pas de con, à peine qu’on se traite », on conclut chaque phrase par un  Potà !  ou d’un Porco Cane (sale chien), fataliste.  

            Les Italiens des plaines et des collines sont souvent moqueurs vis à vis de ces montagnards bergamasques, considérés comme durs à la tâche, rude, voire même un peu primaires,  qui se nourrissent de polenta et de petits oiseaux ; des mulets, pour tout dire ! Ils ont alimenté les régiments d’alpini (chasseurs alpins)  envoyés à l’abattoir en URSS par Mussolini, pour démontrer à Hitler, après ses déboires en Albanie, que les Italiens étaient des soldats valeureux !  Ils oublient de préciser que ces Bergamasques  sont aussi rigoureusement droits et honnêtes, qu’ils ne s’épanouissent qu’au travail ou à l’église… La bouteille est presque vide. Santiago me sert un dernier verre de vin, tout en philosophant sur la difficulté de vieillir. Il me sourit l’air fatigué.

- Connais-tu le proverbe bergamasque sur la mort?

- Non, peux-tu me le traduire en italien?

- Tous les hommes sont mortels, même moi.

         Il marque un temps d’arrêt, pour observer ma réaction, et poursuit :

 - Peut-être…

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