Massacre sur le Glacier


L’épisode alpin de la Première guerre mondiale est le plus souvent associé aux Dolomites avec la création des vie ferrate ou encore la bataille des mines au Lagazuoi, cher à Angelo Dibona. Pourtant, plus à l’Ouest, entre le col de Stelvio et les tombants du lac de Garde, une autre guerre alpine, toute aussi spectaculaire mais bien moins connue, s’est déroulée du printemps 1915 à l’automne 1918 : « la Guerre Blanche».
Celle-ci fut particulièrement active dans le massif de l’Adamello (3539 m), une frontière naturelle entre la Lombardie italienne et le Trentin, alors autrichien. Ce massif se compose de plusieurs glaciers — dits de cirque — de grande étendue et faible pente, séparés par trois épines dorsales rocheuses orientées Nord-Sud :
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La Crête Occidentale avec le passo — col — Brizio,
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La Crête Centrale avec le passo Lobbia Alta et
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La Crête Orientale avec les passi delle Toppette et Folgorida.
Lorsque le 23 mai 1915, l’Italie déclare la guerre à l’Autriche-Hongrie, nul n’imagine que ces champs de neige et de glace, situés à plus de 3000 mètres, vont se transformer en champs de bataille et en charnier. Ni les Italiens, ni les Autrichiens ne maîtrisent en effet le combat en haute montagne, ni même ses dangers naturels : le froid — on a mesuré jusqu’à - 42°C sur ces crêtes — les crevasses et moins encore les avalanches qui emporteront plus de soldats que le feu ennemi ! En attendant, les Kaiserjäger autrichiens, dès les premiers jours de juin, prennent l’initiative en occupant les sommets qui dominent le passo Tonale, un lieu de passage stratégique au nord du massif.
L’hiver 1915-1916 gèle les positions au sens propre et figuré. Plus question de faire la guerre quand le vin et même le marsala gèlent dans les gourdes et bouteillons ! Malgré leurs semelles en carton, les soldats du Génie, assistés par les vieux territoriaux, profitent de cette accalmie pour édifier des observatoires d’artillerie à flanc de falaise et pour hisser, à l’aide de luges, des canons de 57 et 75 mm, mais surtout « L’Hippopotame » italien, un 149 mm pesant 7 tonnes ou son cousin autrichien, le « Giorgio ». Des galeries sont même creusées dans la neige et la glace pour y déposer des rails et acheminer, à l’aide de mulets, vivres, matériel et munitions. On ne compte déjà plus les amputations de membres gelés.
Au printemps, les canons en place, les affaires reprennent… Les ingénieurs du Génie finissent de tirer les lignes téléphoniques et les câbles d’un téléphérique reliant la vallée au camp Garibaldi au pied du passo Brizio. Le 12 avril, plusieurs centaines de raquetteurs et skieurs italiens franchissent les cols de la Crête Occidentale et traversent le premier glacier pour s’emparer, après de rudes combats, de la Crête Centrale.
De quoi satisfaire le colonel Carlo Giordana qui se fait photographier à côté d’un officier autrichien fait prisonnier ! Voilà à peine deux semaines que ce fringant militaire de carrière — certaine diraient même carriériste — est arrivé sur le front des glaciers précédé par une réputation sulfureuse. En poste sur le front oriental, il aurait ordonné, malgré l’avis de ses subordonnées, une série d’attaques suicidaires. Désavoué par ses officiers, il les aurait trainés devant la justice militaire avant d’être sèchement désavoué par celle-ci…
La leçon n’a pas porté… A peine arrivé sur le front des glaciers, le bouillant colonel ordonne la conquête de la crête Orientale en lançant trois assauts simultanés : le premier par les crêtes du Nord avec une compagnie d’élèves-officiers férus d’alpinisme, le second par les crêtes du Sud. L’assaut principal, au centre du dispositif, doit permettre la conquête des cols delle Toppette et Folgorida. Lancer un assaut frontal en montée sur ces cols bien défendus soulève, bien sûr, de nombreuses interrogations auprès de ses jeunes lieutenants et capitaines… Mais qu’importe ! Giordana est convaincu de la justesse de la doctrine Cadorna, le commandant en chef. Celui-ci privilégie « l’attaque frontale et résolue qui doit bousculer et démoraliser l’ennemi ». Il loue ainsi l’usage de la baïonnette à l’ère des barbelés, des mitrailleuses à bande et du canon de 75 mm !
A l’aube du 29 avril, alors que la progression sur les crêtes se déroule comme prévu, une compagnie d’éclaireurs-skieurs abandonne ses quartiers au col Lobbia Alta pour traverser le glacier menant à la Crête Orientale. Leur avancée est stoppée net par le feu nourri des mitrailleuses Schwarzlose qui blesse mortellement Attilio Calvi, leur lieutenant. Pire, à la suite d’une erreur de communication, l’artillerie italienne cesse de pilonner la Crête Orientale, laissant à découvert les skieurs qui malgré leur tenue blanche ne peuvent échapper à la pluie de shrapnels.
Le colonel Giordana, installé au col de Lobia Alta, les yeux rivés sur ses jumelles, ne perd rien du spectacle. Malgré cet échec patent, et bien que les Autrichiens soient en passe d’être tournés par les Alpini qui continuent à progresser sur les crêtes, il lance de nuit un bataillon de skieurs et raquetteurs, le Val d’Intelvi, dans une nouvelle attaque frontale. Nouvel échec face aux Schwarzlose ! Les hommes n'ont pas d’autre choix que de passer la nuit dans des trous de neige improvisés dans un froid de loup. Plus rien ne bouge, alors que les Autrichiens renforcent leurs positions sur les cols.
Le lendemain, alors que déjà le soleil ramollit la neige, Giordana, contre toute évidence, exige un nouvel assaut frontal. Les survivants, éreintés mais soumis, sortent de leur trou pour s’enfoncer bientôt dans la neige jusqu’aux genoux malgré leurs skis et leurs raquettes. Alors qu’ils approchent des positions autrichiennes, ils butent contre la pente qui se redresse et un rideau de balles. Le brouillard et l’obscurité recouvrent enfin le glacier. Toute la nuit, Alpini valides et Kaiserjäger entendent les plaintes et les cris des blessés qui agonisent dans leurs terriers glacés. Au petit matin, on dénombrera plus de cent tués… Pour rien, car dès les premiers jours de mai, les Autrichiens, réalisant que les Italiens « tiennent les hauts », abandonnent les cols delle Toppette et Folgorida qu’ils ne parviennent plus à approvisionner en sécurité.
Giordana, malgré les pertes humaines disproportionnées, plastronne. Cet acte de bravoure, écrit-il à son épouse, lui vaudra sans doute d’être promu colonel de brigade et d’obtenir la Croix de Savoie. Alors qu’on lui reproche le terrible bilan humain de son inutile assaut frontal, il répond que ce déboire, tout relatif, est dû au manque d’allant de ses Alpini ! Muté sur l’altipiano d’Asiago, il devait disparaître quelques semaines plus tard, abattu par une balle lors d’une inspection en première ligne. On dit que cette balle ne serait ni autrichienne, ni même hongroise ou tchèque…
A l’automne 1916, les Italiens, incapables de protéger leurs positions, abandonnent la Crête Orientale si chèrement acquise pour se retrancher derrière la Crête Centrale…
Ne cherchez pas de morale, il n’y en a pas !
En savoir plus :
Alpini, de neige, de roc et de sang, Gérard Guerrier, Glénat, 2017


