L'Avalanche meutrière de la Marmolada

Dimanche 3 juillet 2022. Un ciel sans nuage et la touffeur de la vallée ont attiré de nombreux alpinistes et touristes — certains montés en téléphérique — sur le glacier de la Marmolada. Enfin, ce qu’il en reste. Alors que le soleil est au zénith, miné par les eaux de fonte, un énorme morceau de langue glaciaire se détache. Une impressionnante avalanche de glace et de pierres dévale la pente, balayant les traces de montée. On compte neuf morts et trois disparus. Un lourd bilan directement lié au réchauffement climatique !
Ce drame, très actuel, fait écho à un « épisode mineur» de la Première
Guerre mondiale, sur ce même glacier. Italiens et Austro-Hongrois se
livrent alors à une guerre aussi stupide que cruelle, dans les plaines, l
es collines mais aussi en montagne, du col de Stelvio à l’actuelle frontière
italo-slovène. Ce « théâtre d’opération » qui ruinera l’Italie et sonnera le
glas de l’empire Austro-Hongrois, tuera un million de soldats, dont 180 000
sur le front véritablement alpin : un tiers victimes des combats, un autre
tiers pour cause de gel, maladie, épuisement et privation, et enfin un
dernier tiers, 60 000 — soit 20 000 par hiver — emportés par les avalanches !
La Marmolada, le point culminant (3343 m) et le cœur des Dolomites, est
un objectif stratégique pour les deux adversaires. Celui qui tient les crêtes,
peut verrouiller avec son artillerie l’accés aux vallées alpines qui mènent au
Tyrol et au Piave. Avantage aux Autrichiens qui tiennent la cime, la face nord
et donc le glacier. Dès le printemps 1916, les sapeurs austro-hongrois utilisent
le dédale des crevasses pour fourrager le ventre du glacier profond de 50 m,
et ouvrir à coups de pics, de marteaux pneumatiques et d’explosifs des tunnels
et de vastes cavités. A l’automne, cette Cité des Glaces — Eisstadt —est bientôt
prête avec ses 12 km de galeries sur mille mètres de dénivelée, ses postes
d’observation, de tir, mais aussi une centrale téléphonique, des dortoirs, un
magasin et des dépôts de munition, partiellement électrifiés et équipés de
cheminées d’aération. Un travail de Sisyphe car l’avancée inexorable du glacier,
impose, sans cesse, de rectifier les galeries. Mais son architecte, le lieutenant
Leo Handl, est convaincu du bien fondé de ces travaux. A l’abri des terribles
obus schrapnels, du froid, du vent et des avalanches, les Kaiserjägers —
chasseurs alpins — et Kaiserschützen — milices locales —pourront tenir sans
difficulté, même en hiver face à ces diables d’Alpini.
Mais en cette fin novembre, l’hiver tarde à venir. Un fort vent du Sud décape les sommets. Il fait doux, bien trop doux ! Enfin, la neige commence à tomber… encore et encore ! Le capitaine, en charge de la compagnie s’inquiète et informe ses supérieurs : « il faut évacuer les hommes ! » Ceux-ci, dans l’attente des derniers travaux, vivent en effet dans des barraquements proches du sommet, abrités des tirs de mortier par une pente bien raide. « Pas question ! » répondent les officiers supérieurs confortablement installés en vallée. « Hors de question de dégarnir le front ; ça finira bien par se calmer. » Mais la tempête ignore les ordres de l’état-major ! On mesure bientôt plus de 8m de neige fraiche au sommet. Impuissants, les hommes, mis à la diète, faute de corvée de ravitaillement, voient tomber un à un les poteaux télégraphiques qu’ils avaient édifiés avec peine.
Mercredi 13 décembre. 5H30. Une énorme strate, épaisse de plusieurs mètres, se détache du sommet de la Marmolada. Lentement, elle se met en branle, semble hésiter avant d’accélérer. Un grondement sourd réveille les Kaiserjägers. Certains ont la présence d’esprit de hurler : « Lawine ! ». Trop tard ! Une avalanche de 200 000 tonnes de neige, de glace et de roches dévaste le glacier : tranchées, dépôts de munition, hommes et mulets sont emportés et pulvérisés. Le souffle est si puissant qu’une baraque s’envole à plus de cinquante mètres ! 229 Kasiershützen, des vallées environnantes et 102 Bosniaques d’une colonne de secours sont ensevelis. Seul, un peloton abrité dans les entrailles du glacier en a réchappé. Dehors, règne à nouveau le silence… avant que le vent reprenne son hululement lugubre, avant que résonnent les cris des blessés et que l’on entende les premiers coups de pelle. Une équipe de secours découvrira quatre jours plus tard, un homme en slip et en chemise, un jeune chasseur qui, sans boire ni manger, a creusé un tunnel long de six mètres dans la neige compacte avec ses mains nues et ses ongles.
Ce drame n’est qu’un « épisode mineur » d’une tragédie bien plus vaste et meurtrière ! Ce même jour de la Santa Lucia, l’ensemble du front alpin est assailli par la neige et les avalanches. La nature en colère ne connaît pas de nationalités : sur le versant sud de la Marmolada, une avalanche emporte plus de cent Alpini de la 7e division. Sur l’ensemble du front, plusieurs milliers de victimes (de 4 à 10 000) ont été emportées par les avalanches de cette Santa Lucia nera. Les historiens n’ont jamais pu établir avec précision cette comptabilité macabre. Il est vrai que les Autrichiens utilisaient un nombre inconnu de prisonniers russes comme portefaix, au mépris de la Convention de Genève. Il est vrai, aussi, que l’attention du public, des politiques et des états-majors était alors tourné vers Vienne où venait de décéder le vieil empereur Fraçois Joseph. Qui sait : un espoir de paix après, déjà, tant de souffrances?
Le pire restait encore à vivre !
Lecture possible sur la « Guerre des Glaciers »
Alpini, de roc, de neige et de sang, Gérard Guerrier, ed. Glénat, 2017

