Le "Pèlerin Canadien"

S’il a laissé une profonde cicatrice au Québec, le crash du Canadian Pilgrim, contrairement à celui du Malabar Princess, sera vite oublié journalistes français. Dans l’imagination populaire, une bonne sœur ne pèse pas bien lourd face à un maharajah ou au père du programme nucléaire indien, tout comme les médailles et images pieuses face à une cassette pleine de bijoux, d’émeraudes et de saphirs. Quant aux pentes ingrates de l’Obiou, elles ne peuvent rivaliser avec les glaciers du Mont-Blanc…
Et pourtant, cette tragédie aérienne et alpine n’en est pas moins poignante
13 novembre 1950 — Le Vatican
« Que la Vierge Marie accompagne votre voyage de retour et votre quotidien.
Je donne à tous ma bénédiction… »
« Amen » fait écho la petite foule assemblée dans une salle du palais alors que le pape Pie XII étend les mains. Voilà un mois, jour pour jour, que ces paisibles pèlerins québécois ont quitté les rives du Saint-Laurent pour un long périple : Fatima où ils prient pendant deux heures pour la conversion de la Russie communiste, Lourdes, Paris, Lisieux et enfin Rome où ils assistent, le premier novembre, à la proclamation du dogme de l’Assumption — l’élévation, corps et âme, de Marie — puis à la béatification de Marguerite Bourgeoys, une religieuse franco-québécoise du XVIIe siècle.
Le même jour, ils embarquent, avec plus de quatre heures de retard, à bord du « Canadian Pilgrim », un DC4, quadrimoteur à 14 cylindres en double étoile. Alors que les pilotes et mécanicien vérifient la check-list, les 51 passagers, dont une quinzaine de religieuses et religieux, bouclent leur ceinture de sécurité. Un après l’autre, les moteurs sont mis en route. Quelques passagers font défiler nerveusement les perles de buis de leur chapelet tout en remuant les lèvres. D’autres regardent fixement les médailles commémoratives et les images pieuses que les assistants du pape leur ont offert en cadeau d’adieu. Tous ont en mémoire le crash du Malabar Princess survenu dix jours plus tôt sur les flancs du Mont-Blanc : aucun survivant ! Une victime était même à compter parmi les sauveteurs : le guide René Payot balayé par une avalanche avant de chuter dans une crevasse. Circulant entre les rangées, Helen-Marjory, l’hôtesse de l’air, tente de rassurer les plus anxieux avec son délicieux accent anglais : « Nous ne passerons pas par la haute montagne ! Notre avion survolera la Méditerranée avant de remonter les vallées du Rhône et de la Saône. »
Enfin, à 14H16 l’appareil de la Curtiss-Reid Flying Service décolle de l’aérodrome de Ciampino. Une heure plus tard, il passe à la verticale de l’île d’Elbe, à plus de 3000 mètres d’altitude, avant de se diriger vers Bastia puis Istres. La plupart des passagers, peu habitués aux voyages en avion, profitent de la vue le nez collé aux hublots. D’autres jouent aux cartes ou profitent de cet intermède pour rattraper un peu de sommeil. Si l’atmosphère est redevenue sereine dans la cabine, l’équipage est moins tranquille. La faute à ce vent d’ouest qui se renforce et au voile de nuages hauts qui s’épaissit : l’arrivée d’un front froid ? Mais pourquoi s’inquiéter ? Si nécessaire, ils voleront sans visibilité en utilisant leur horizon artificiel et les balises radios… Que s’est-il passé alors ? Ont-ils survolé leur point de virage, Istres ? Ont-ils vérifié leur position à l’aide du radiophare ? Ont-ils sous-estimé la force du vent d’ouest ? Ont-ils confondu la vallée de la Durance et celle du Rhône ? Nul ne le sait. Seules certitudes : une fois les côtes françaises atteintes, leur trajet diverge de 15 à 20° par rapport à leur plan de vol. Un écart considérable ! Enfin, peu avant 17H, le co-pilote demande au contrôle de Marseille l’autorisation de voler un peu plus bas, vers 2700 mètres. Pour éviter de rentrer dans les nuages ? Autorisation accordée…
Un éclair, un fracas ! Une aile de l’avion accroche la paroi ouest de la Grande Tête de l’Obiou. A 400 km/h, la cabine est déchirée comme une boite de conserve. La décompression est brutale ! En quelques secondes tout est fini. Il aurait pourtant suffi que Marguerite Bourgeoys leur accorde trente, peut-être de vingt mètres de plus pour franchir l’obstacle. Mais non… La carcasse du quadrimoteur est catapultée dans une vaste combe, 300 mètres en contrebas. L’amas d’aluminium et de ferraille rebondit avec ses occupants sur les barres rocheuses avant de se désintégrer dans un vaste pierrier désolé. La Casse Rouge n’a jamais aussi bien porté son nom. Cruelle ironie, celle-ci est dominée par le Bonnet de l’Évêque… 1500 mètres plus bas, la formidable explosion n’est pas passée inaperçue. Les habitants de la Croix de la Pigne sortent leurs jumelles et longues vues : un accident d’avion c’est certain ! Voilà quatre ans déjà, une forteresse volante, B17, de l’US Air Force s’est écrasée à quelques centaines de mètres de là. L’épave n’avait été découverte qu’un mois plus tard, à 2700 m, par des randonneurs. Les gendarmes de Corps prévenus demandent sans tarder de l’aide à Felix Germain, le vice-président du comité de secours en montagne. Mais la nuit, déjà, est tombée alors qu’un épais nuage de neige recouvre la montagne. En hâte, on essaie de remettre en route un téléphérique forestier afin de monter les premiers secouristes et le matériel le plus haut possible. En vain… Il ne sera réparé qu’au petit matin alors qu’une impressionnante équipe est mobilisée : CRS, gendarmes, chasseurs alpins, bénévoles et guides de haute montagne. Plus de 250 personnes ! L’affaire n’est pas simple : l’accès au pierrier meurtrier est rendu difficile par la raideur des pentes et une barrière rocheuse. Les guides doivent ainsi installer des cordes fixes pour permettre aux hommes (et à une femme) de remonter un couloir enneigé.
Les premiers secouristes, qui atteignent à l’aube la combe maudite, sont saisis d’effroi. Certains garderont à vie les images de ces corps découpés en deux, de cette main qui émerge d’un éboulis, une carte à jouer entre les doigts : un as de pique ? Nul n’a pu survivre à cet enfer ! Les débris mécaniques et humains sont dispersés sur près de quarante hectares. Cinq jours et nuits seront nécessaires pour rassembler et descendre les pauvres restes qui seront alors acheminées sur Grenoble. Un seul corps manquera à l’appel. Il ne sera retrouvé qu’une année plus tard…
Epilogue
Certains complotistes (déjà !) ne tardent pas à expliquer le crash par un complot soviétique alors que débutait la guerre de Corée et que le Vatican menaçait d’excommunication ceux qui apporteraient leur concours aux communistes. Plus vendeur qu’une simple erreur de pilotage due à de mauvaises conditions météorologiques !
L’affaire devait connaître quelques développements en 1951 avec l’arrestation et le procès de six bucherons et charbonniers italiens accusés d’avoir pillé l’épave. Dénoncés, les pandores avaient retrouvé chez eux, des dollars canadiens, quelques bijoux, ciboires et crucifix. Le procès, un an après le en 1951, s’il réveilla l’intérêt pour l’affaire, se solda, faute de jurisprudence et compte tenu de la faible valeur du butin, par l’acquittement des pauvres diables.
Un autre feuilleton débutait alors pour décider où reposeront les restes des victimes : à Grenoble, au Canada où même à la Salette, située à quelques kilomètres de l’Obiou, sur les lieux mêmes de l’apparition de la Vierge à deux petits bergers en 1847… Finalement, l’équipage et les passagers, à quelques exceptions près, seront inhumés en 1954 dans un terrain de La Salette-Fallavaux, à proximité d’une chapelle du XIX e siècle. Signe des temps, un muret sera érigé pour séparer les tombes des pèlerins de celles de l’équipage anglophone et protestant. Il ne sera détruit qu’en 2010 lors du soixantième anniversaire de la tragédie…



