Les Zinzins du Mandarom

L’alarme stridente retentit dans la nuit, à près de 1200 mètres d’altitude, sur les rives du lac de Castillon, dans la vallée du Haut-Verdon. Les yeux bouffis de sommeil, nonnes et moines abandonnent leurs couches pour actionner sans tarder les pétards et pièges lumineux, tout en marmonnant prières et mantras. Assez peu confiants dans l’efficacité des archanges armés de pistolets lasers, postés à l’entrée du couvent, ils savent que ce combat sera épique et décisif. 15 000 Atlantes et autant de Lémuriens, à peine débarqués de Pluton, s’élancent en effet à l’assaut du Mandarom — la Montagne Sacrée. L’humanité va-t-elle succomber ? C’est sans compter le Seigneur Hamsah Manarah qui, malgré l’heure tardive, veille en compagnie d’une jeune fille. En moins d’un quart d’heure, par la seule force spirituelle, le Messie Cosmo-Planétaire de Synthèse, alias Gilbert Bourdin, défait les escadrilles d’aéronefs ennemis qui, en débâcle, s’enfuient au petit matin ! Ouf, il était temps…
Tout commence au début des années 60 quand ce prof de yoga, après avoir vagabondé d’un ashram hindou à l’autre, s’installe dans une grotte isolée du Vaucluse. Après une première période érémitique, il se décide à répandre la bonne nouvelle : l’avènement de la religion ultime — l’aumisme — qui est la synthèse de toutes les grandes religions du monde : bouddhisme, judaïsme, islam, chrétienté, sikh, etc. mais aussi des sociétés ésotériques comme la Franc-maçonnerie ou Rose-Croix. L’affaire marche plutôt bien, puisqu’en 1969 son association des Chevaliers du Lotus d’or se porte acquéreur d’un vaste terrain sur les flancs de la montagne de l’Aup (1718 mètres), avec vue imprenable sur le lac de Castillon et la base d’essais acoustiques de la Marine Nationale.
Les dons et les moines-chevaliers, devenus moines-bâtisseurs, affluent bientôt. Peu à peu, une citadelle kitsch et bariolée sort de terre : une mosquée, un temple d’or dédié au Judaïsme, un autre à l’hindouisme. En 1981, une statue de Bouddha, haute de 22 mètres, est érigée. Prêtres, nonnes et moines sont persuadés que Gilbert — pardon le Seigneur Hamsah Manarah — aurait jeûné durant la durée de la construction, tout en travaillant sur le chantier… Quelques années, plus tard, c’est au tour du Christ de s’élever à 21 mètres, au-dessus du Mandarom qui prend des allures de Disneyland ou de Parc Astérix, un point de repère immanquable pour les deltistes et parapentistes qui décollent de Saint-André des Alpes tout proche. Plus fort encore ! En 1990, une statue de Gilbert, lui-même, est construite à l’aide 1200 tonnes de béton armé. Un hélicoptère déposera même, sur le crâne rasé, la tiare perchée à… 33 mètres de hauteur, soit onze à douze mètres de plus que le Christ et Bouddha. Rien d’étonnant ! Quelques mois auparavant, Gilbert Bourdin, l’ancien instituteur martiniquais, a révélé à ses apôtres qu’il était le Messie Cosmo-Planétaire et Avatar de Synthèse, autant dire : Dieu ou l’Être réalisé !
Si à Castellane et dans la vallée du Verdon, certains élus et négociants voient d’un très bon œil cette tribu d’illuminés et de doux rêveurs rassemblant intellectuels en rupture de ban et âmes « perdues ou en recherche », d’autres s’interrogent : comment les autorités ont-elles pu accepter le saccage de ce site naturel réputé pour sa beauté ? Comment ont-elles pu se plier aux délires psychédéliques d’un gourou à l’égo surdimensionné : désir d’attirer de nouveaux touristes, incompétence, clientélisme ou même pot de vin ? Pire, les représentants du Mandarom déposent en 1992 un nouveau permis pour une pyramide abritant un temple pharaonique de trois étages et 8000 m2 ! Le permis accordé, en infraction à la réglementation du POS — Plan d’Occupation des Sols — est annulé in extremis, alors que les travaux ont déjà commencé : large piste d’accès, terrassement, fouilles et fondations, etc. Un combat juridique de trente ans s’engage entre les Aumistes et les défenseurs de l’environnement. Ces derniers, constatant que la statue du Messie Cosmo-planétaire ne respecte pas la hauteur minimale obligatoire, en demandent sa destruction. Quelques années plus tard, la décision de justice enfin signifiée, le site est cerné à l’aube à l’aube par les gendarmes mobiles. Les fidèles qui font résonner clochettes, sifflets et tambourins — pour alerter les Lémuriens ? — sont évacués manu-militari alors qu’un extrémiste s’enchaine au sceptre de sa Sainteté. Enfin, la statue proprement dynamitée bascule dans le vide. Il faudra plus de quinze jours de labeur et 250 000 € pour évacuer les gravats. Seules se dressent aujourd’hui les statues de Bouddha et du Christ ainsi que les archanges pistoleros à la peinture défraichie.
Photo Boris Horvat/AFP
En 1995, dix ans après les faits, la fille d’une adepte, dénonce un viol subi à l’âge de 14 ans. Brièvement mis en détention provisoire dans la vielle prison de Digne, le Messie est libéré pour raison médicale. Gilbert Bourdin — ou plutôt son véhicule charnel — décède — ou plutôt quitte ce monde — à l’hôpital de Grasse, trois ans plus tard, des suites d’un très banal diabète et d’une maladie de Parkinson. Ses funérailles sont l’occasion d’une pico-tragi-comédie. Contrairement au véto des autorités, ses disciples insistent, en attendant son retour imminent sur terre, pour l’inhumer à l’endroit même où il avait régné : au centre du Mandarom. Ils n’hésitent pas à organiser un convoi funéraire avec un cercueil vide pendant que celui contenant le Messie Cosmo-planétaire est discrètement exfiltré. La supercherie découverte, Gilbert Bourdin est enterré dans le petit cimetière de Castillon sous une dalle anonyme de béton de 300 kilos. Ce béton qu’il avait tant aimé !
épilogue
Le 1er octobre 2020, la cour de cassation condamne définitivement les Chevaliers du Lotus d’Or, devenue l’association du Vajra Triomphant, à remettre en état un pan entier de la montagne de l’Aup. Le coût de cette « remise en état » s’élèverait à près de deux millions d’Euros… Deux années plus tard, constatant que rien n'a été entrepris, l’association pour la protection des lacs et sites du Verdon a saisi le juge de l'exécution pour demander le règlement de l'astreinte… A suivre !

