Avions de Chasse vs Téléphériques : 2 — 0

F84 en vol Photo - Collection Fredy Bornert
29 août 1961
Christian Mollier, le jeune aspi — vingt ans à peine —assure Irène, sa cliente, institutrice à Nancy. La dernière longueur qui mène au sommet de la Tour Ronde est parcourue sans difficulté. Tout en félicitant Irène, Christian tourne son regard vers le col de Peuterey. Voilà 24 heures que deux cordées, celle de Chris Bonington et de René Desmaison — sont parties à l’assaut du Pilier Central du Frêney… Deux mois à peine après la tragédie qui a coûté la vie à quatre jeunes alpinistes. Mais, aujourd’hui, aucun risque d’orage ou de front froid ! La montagne, en cette fin d’été, s’est faite enjôleuse avec son panorama de carte postale illuminé par un ciel sans nuage.
De retour à la gare Heilbronner, il y a foule en ce milieu de journée : quelques alpinistes désireux de rentrer à Chamonix en survolant la Vallée Blanche, mais surtout des touristes montés depuis Courmayeur attirés par cette nouvelle et incroyable attraction. Des hommes en short et casquette blanche, des femmes en jupes et mocassins, des enfants et quelques anciens embarquent toutes les huit minutes dans un train de trois fragiles cabines de quatre places en aluminium. Alors qu’Irène et Christian attendent leur tour, un petit groupe d’Allemands, désireux de rester ensemble, leur cède la priorité.
La cabine, une fois le Grand Flambeau dépassé, plonge vers le chaos de séracs et de crevasses du glacier du Géant avant de rejoindre le point bas de cette première traversée de plus de 5000 mètres sans aucun pylône! L’impression de vertige, avec plus de deux cent mètres de hauteur, depuis le fragile esquif — les Italiens traduisent cabine de téléphérique par gondola — est totale. Enfin, le câble tracteur de ce somptueux manège remonte la cabine vers le Rognon, une île perdue au milieu d’un océan de glace, avant d’entamer la dernière section, la plus raide, qui mène à l’Aiguille du Midi.
13H05 : le hurlement d’un réacteur déchire le silence. Comme dans un flash,
Christian voit un avion de chasse arrivant de l’ouest et du col du Midi comme
s’il tentait de passer entre le téléphérique et le glacier. Mais non !
L’appareil se cabre et heurte les câbles à une centaine de mètres derrière la cabine
d’Irène et Christian ! « Il cavo ! Il cavo ! » crie un touriste italien, saisi de terreur.
L’avion a sectionné net le câble tracteur ! En roue libre désormais, les trois cabines
devenues folles dévalent sur le câble porteur vers le point bas de la dernière section.
Une descente infernale ! Au même moment, le conducteur du treuil, en poste
à l’Aiguille du Midi, voyant la poulie motrice s’emballer, parvient, in extremis,
à bloquer le câble. Enfin, la cabine de Christian se freine et se stabilise sur le câble
porteur. Mais il est déjà trop tard pour le train suivant : alors qu’elles s’approchaient
de la gare intermédiaire du Rognon, les trois cabines sont reparties en arrière,
en accélérant et pendulant dangereusement. Arrivées dans une étroiture, heurtant
avec violence les parois rocheuses, elles ont déraillées avant d’être précipitées
dans le vide.
Le destin est aveugle ! Les quatre amis allemands et deux Italiens sont tués sur le coup. L’avion à réaction, qui, dans le choc, a perdu un réservoir, a déjà disparu…
Le silence revenu, Christian comprend rapidement la précarité de sa situation et celle de ses compagnons d’infortune. Lors de leur course folle, les cabines ont déraillé et se sont désolidarisées. Elles ne sont, à présent, reliées au câble porteur que par le miracle de quelques torons. Le jeune homme sort alors de sa cabine pour sécuriser, à l’aide sa corde, tant bien que mal, sa cliente sur le câble porteur. Constatant que le câble tracteur sectionné tombe sur la neige, 120 mètres plus bas, il parcourt quelques mètres en tyrolienne sur le câble porteur avant de se laisser glisser le long du tracteur d’un diamètre de 16 mm en se freinant à la force des bras, faute de cordelette pour faire un prussik. L’exploit est filmé par une équipe de journaliste montée là-haut pour couvrir la victoire attendue de Bonington ou de Desmaison sur ce maudit Pilier du Freney.
80 personnes, la plupart en tenue d’été, sont maintenant bloquées
à plus de 3500 mètres. Pas question de répéter le fiasco de Henry et Vincendon !
Une opération de secours d’envergure est menée avec des hélicoptères
(Alouette III et Sikorsky de l’Armée de l’Air), les cadres de l’EMHM —
Ecole Militaire de Haute Montagne — les secouristes du peloton de gendarmerie,
les guides de Chamonix et de Courmayeur — dont Walter Bonatti.
Certains naufragés sont rejoints par une nacelle de secours et descendus
en moulinette sur le glacier avant d’être héliportés en vallée. 33 passagers sont
ainsi évacués avant la nuit. Les autres devront attendre que les ingénieurs et
techniciens du téléphérique mettent en route un treuil de secours pour haler,
à la vitesse de 4 mètres à la minute, les douze trains de trois cabines.
Le dernier naufragé n’atteindra la terre ferme qu’au petit matin.
Le bilan est à la fois lourd : six morts, et miraculeux. A un mètre près, la rupture
du câble porteur aurait inévitablement entrainé dans la mort de dizaines de
passagers. L’affaire fait, évidemment, la une des quotidiens et l’ouverture des
journaux radiophoniques bien avant les derniers attentats d’Oran ou encore le durcissement des autorités soviétiques à Berlin. Les journalistes découvrent bientôt que l’avion de chasse, un Thunderstreak F84 de l’Armée de l’Air, était piloté par un capitaine de retour de guerre d’Algérie. Un brillant polytechnicien : Bernard Ziegler, fils de Henri Ziegler, un autre polytechnicien, ancien directeur général d’Air France et patron de Breguet Aviation. Les journalistes s’interrogent : que faisait là cet avion de chasse ? Le pilote n’a-t-il pas prétexté ce vol d’entrainement à basse altitude pour faire coucou à ses amis et à son jeune frère, Michel, un fou de montagne qui vient de créer Air Alpes ?
L’affaire délicate est confiée au tribunal des forces armées de la VIII région qui,
l’année suivant, relaxe le jeune officier, à la grande surprise des observateurs,
en expliquant que les câbles du téléphérique n’étaient ni balisées, ni indiqués
sur les cartes… Mais comment le pilote, habitué de Chamonix, pouvait-il ignorer la
présence du téléphérique de la Vallée Blanche et de ses câbles ?
Malgré son retentissement, cet « incident » ne nuit pas à la carrière de Bernard
Ziegler qui deviendra pilote d’essai pour Airbus, mettant au point avec ses
équipes l’A320, le premier appareil civil doté de commandes électriques.
Ce drame n’est pas sans rappeler la tragédie du Monte Cermis dans les Dolomites
de Trento (I). Le 3 février 1998, un biréacteur de type Grumman EA-6B Prowler
du corps des Marines américains volant à une vitesse trop élevée et à une altitude
bien trop basse, sectionne le câble porteur du téléphérique du Monte Cermis,
précipitant la cabine dans le vide. Vingt personnes sont tuées sur le coup.
Les deux pilotes, jugés aux Etats-Unis malgré les protestations italiennes, sont
acquittées sous prétexte que le câble n’était pas indiqué sur les cartes (…).
Ils seront cependant dégradés et chassés de l’armée pour avoir détruit, le jour après l’accident, une vidéo prise depuis la cabine : un souvenir de promenade aérienne pour fêter le dernier vol d’un des pilotes avant son retour aux Etats-Unis…



