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Angelo Dibona

Une grosse journée de marche permet de rallier la vallée de Sexten à Cortina d’Ampezzo. Une grosse journée, mais quelle journée ! Après avoir dépassé l’hôtel Dolomiten de feu Sepp Innerkofler, on monte droit dans l’pentu pour rejoindre à 2400 mètres, le refuge du même Sepp au pied des Trois Cimes de Lavaredo — Drei Zinnen —  et du Paterno —Paternkofel. Le paysage s’ouvre alors sur une enfilade de pelouses alpines qui aboutissent au col (Forcella) di Medo ou Mittlerscharte, frontière linguistique entre les Dolomites germanophones et italophones. Enfin, une longue descente, alors que les alpages cèdent progressivement leur place aux pins et aux mélèzes puis aux hêtres, mène à la vallée de l’Auronzo et aux premiers hameaux de Cortina d’Ampezzo…

 

C’est là que nait, le 17 avril 1879 — quatorze ans après Sepp Innerkofler — Angelo Dibona, fils de  Luigi et petit-fils d’Angelo Dimai qui a servi pendant vingt ans dans l’armée austro-hongroise, quitte à faire le coup de fusil contre ses voisins italiens en 1848 puis en 1859. Devenu garde forestier et guide sur le tard, le nonno — grand-père — était l’auteur de plusieurs Premières dont celle du Cristallo (3221m) qui domine Cortina.

 

Bon sang ne saurait mentir ! Pourtant le jeune Dibona ne montre guère d’empressement à affronter le vide. Aux parois rocheuses et au vide, il préfère la musique et les arts. Il apprend la guitare et l’orfèvrerie qu’il pratique occasionnellement tout en travaillant à la belle saison comme berger dans les alpages. Qui pourrait deviner alors que ce jeune homme pieux, timide et réservé, allait devenir quelques années plus tard un des alpinistes les plus remarqués de sa génération ?

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A 20 ans, appelé à servir l’empire austro-hongrois, il rejoint Innsbruck et son régiment de Kaiserjäger, l’élite de l’armée autrichienne. Il y restera trois ans ! Il faut bien cela pour rassurer les Habsbourg qui gouvernent un ensemble disparate de plus de dix nationalités : Polonais, Magyars, Italiens, Tchèques, etc. Les Autrichiens germanophone ne représentent ainsi que 20% de la population contre 50% pour l’ensemble des Slaves. Rien d’étonnant que les mouvements d’émancipation, voire séparatistes, parfois encouragés par le voisin russe, y soient puissants et turbulents !  

 

 

 

 

 

Angelo Dibona profite de cet intermède militaire pour parfaire son allemand et faire son apprentissage alpin. De retour à Cortina, sa décision est prise : il sera guide ! L’afflux de riches touristes dans la région permet, en effet aux guides, de gagner très correctement leur vie comme le prouvent Sepp Innerkofler ou ses oncles et cousins Dimai. Patiemment, Angelo Dibona fait ses classes comme porteur pour obtenir en 1907, quatre années plus tard, son précieux sésame.

 

L’histoire, jusque-là plutôt hésitante et laborieuse, s’accélère alors ! Le modeste apprenti devient en cinq ans, un artiste du vide et du rocher. Ami de Paul Preuss, le Saint-Just de l’alpinisme moderne, mais aussi de Hans Dülfer, l’acrobate qui n’a aucune honte à s’aider de pitons et mousquetons et à descendre en rappel, Dibona s’inspirant tantôt de l’un, tantôt de l’autre, défie les parois verticales pour rejoindre son terrain de jeu favori : les arêtes.

S’il compte parmi ses clients quelques Anglais ou l’inévitable prince Albert, devenu roi de Belgique, ses clients les plus remarquables sont les frères Guido et Max Mayer, des industriels viennois avec qui il multiplie les Premières. Finies les ascensions « à la papa » du grand-père Dimai, ou de Sepp Innenkofler, il ose s’attaquer à la verticalité, et à ce qui deviendra le cinquième degré, quitte à planter quelques clous ! Indispensable selon Dülfer… Une hérésie selon Preuss ! Dibona, presque contrit, avouera plus tard avoir utilisé quinze pitons… tout au long de sa carrière: « six à la face nord de la pointe Laliderer, dans les Karwendel,   deux au Croz dell' Altissimo, un à la Cima Una, et les autres dans d'autres escalades difficiles : La face sud de la Meije, puis la Dent de Réquin et l'Ailefroide. »

 

Car le guide d’Ampezzo ne se contente bientôt plus des Dolomites mais part explorer les Alpes Occidentales. En 1912, il débarque dans le massif des Ecrins avec son client favori : Guido Mayer.  Les deux hommes comptent relever le défi de la face sud de la Meije à la terrible réputation. En 1885, le surdoué autrichien, Emil Zsigmondy s’y était, lui aussi, attaqué : « La corde que mon frère avait fixée venait de glisser et il était tombé… Au-dessous de nous, à 40 mètres, se trouvait le champ de glace, puis la muraille tombait verticalement. Mon frère glissa le long de la glace et, arrivé au bas sans être arrêté par rien, il fit une chute effrayante de 2000 pieds. » avait témoigné alors sont frère Otto. L’été 1911, l’année précédente, un jeune grimpeur français Jean De Rufz de Lavison, avait péri dans les mêmes conditions : « Cherchant seul une voie d'ascension dans la muraille… Il fut happé par le vide et d'une chute verticale de 400 ou 500 mètres alla s'abîmer sur le glacier ».  Un seul piton suffira à la cordée Dibona-Mayer pour vaincre ces difficultés, classées aujourd’hui TD avec passage en 5c. " Ce bonheur si ardemment quêté, cet apaisement de mon âme, cette joie sans mélange et qui comble mon coeur, cette perle que mes yeux ont si longtemps cherchée. C'est la Meije qui m'offrit tout cela."  Ecrira un Guido Mayer lyrique et comblé. L’année suivante, le duo retourne dans la vallée des Etançons pour ouvrir une voie aboutissant au Dôme des Neiges : 2300 m de dénivelée, dont plus de 1000 mètres de difficulté depuis le glacier de Bonne Pierre, avec ce couloir nord-ouest en mixte incliné à plus de 50°, exposé aux chutes de pierres et sur un rocher plus que douteux…

 

Cet âge d’or de l’alpinisme prend fin avec le déclenchement de la Première guerre mondiale. L’ami Hans Dülfer meurt bientôt, la gorge tranchée par un éclat d’obus, dans le bourbier d’Arras. Deux semaines plus tard, l’ami Sepp meurt à son tour, précipité dans le vide par le tir ou le rocher d’un soldat italien. Pas question pour Angelo, italophone, de tergiverser. Loyalement, il rejoint son régiment de Kaisersjäger quand d’autres sujets austro-hongrois comme Tita Piaz, font de la résistance passive ou même passent à l’ennemi ! Une telle fidélité permet à Angelo de rester sur le front occidental alors que les sujets « douteux » sont emprisonnés ou, pire, expédiés sur le front russe. Désireux d’utiliser au mieux son talent, ses chefs spécialisent Dibona dans la pose de câbles téléphoniques dans les endroits les plus inaccessibles. On le retrouve ainsi en différents endroits du front : sur les glaciers de l’Ortles, de l’Adamello, en Slovénie, et particulièrement dans les tranchées de l’Isonzo, le Verdun autrichien.

 

Le guide de Cortina fait largement honneur à la mémoire du  nonno, alignant les médailles pour faits alpinistiques et militaires, comme il alignait les Premières. Devenu instructeur de ski et d’alpinisme à Val Gardena, il en profite pour rallier avec ses stagiaires l’ensemble des cimes rocheuses du Sassolungo, en chaussures à clous, sac à dos et fusil Mannlicher, 11 mm, modèle 1895 !

 

L’après-guerre n’est pas nécessairement facile pour Angelo Dibona. Le voilà citoyen d’un pays qu’il a combattu et qui, quatre ans plus tard, sombre dans les eaux troubles du fascisme. Les riches clients se font rares. Les frères Mayer, ruinés par la guerre, n’ont plus le cœur à la montagne… Modestement, le grand alpiniste qui a sept enfants à nourrir, reprend son métier de guide et de moniteur de ski. Tant pis pour les premières !

 

La Deuxième Guerre mondiale est pour lui un crève-cœur… Tant de jeunes de sa vallée disparaissent en Ukraine sous le feu des Soviétiques ! Mais il y a pire, son fils Ignazio, un grimpeur de grande classe qui devait reprendre le flambeau, meurt à l’âge de 31 ans, en 1942, pris dans une avalanche au Gran Sasso alors qu’il randonnait à ski.

 

 

 

 

   Angelo Dibona en famille dans les

   années Vingt

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus tard, en 1968, son petit-fils Fausto, guide et fort grimpeur, tombera sur le spigolo Nordest de la Cima Grande alors qu’il répétait la voie ouverte par le nonno. Celui-ci n’en saura rien, car il s’en est allé discrètement  douze années auparavant.

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On dit que j'ai déjà vécu  plusieurs vies avec passion. Ingénieur-plongeur, dirigeant d’entreprise, accompagnateur en montagne, journaliste et écrivain… Depuis quelques années, je me  consacre principalement à l’écriture, aux voyages et à la montagne. 

J'ai  publié une dizaine de livres dont les derniers :

Rêves d'Icare — Pionniers et Aventuriers du vol non motorisé (ed. Paulsen)

Tirirou — le petit cochon de la montagne (ed. Mont Blanc) :  Champion de Ski — Secouriste

Le Seigneur des Ecrins (ed. du Mont-Blanc)

Du Courage — Éloge à l'usage des aventuriers et… des héros du quotidien (ed. Paulsen).

Eloge de la Peur (ed. Paulsen)

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© 2025    Textes, Vidéos et Photos Gérard Guerrier (sauf indication contraire)

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