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Crétins des Alpes

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Effrayante et mystérieuse au Moyen-Âge et à la Renaissance, la montagne devient à la fin du XVIIIe un nouvel Eden à l’abri des miasmes de la ville et de la société. Écrivains, peintres et premiers touristes célèbrent ainsi les alpages manucurés et les glaciers étincelants de cette nature sublime.

 

Cette idéalisation se heurte cependant à un obstacle de taille : La réalité ! C’est ainsi que le jeune Edward Whymper, pétri d’une suffisance toute victorienne, décrit les enfants mendiants « malheureuses petites créatures qui pullulent tout le long du chemin comme des vers dans un fromage pourri. » ou encore les puces dont « l’intérieur des auberges fourmille, comme la peau des indigènes… ».

 

Mais il y a bien pire que les puces et les enfants en guenille : les goitreux et les crétins des Alpes ! que tous les voyageurs, de Stendhal à Victor Hugo, se plaisent à évoquer.

 

Ces êtres difformes et débiles peuplent les villages alpins, qu’ils soient perchés sur les adrets ou nichés au fond des vallées obscures. Oubliez la virginité des glaciers étincelants ! Convaincu de sa supériorité, le voyageur devient naturaliste et anatomiste : « L’esprit est dépourvu de toute qualité. Il ne reste dans quelques-uns qu’un mouvement lourd et pesant, avec une grimace qui ne signifie rien ou qui montre que le crétin est un simple animal vivant. » s’étonne Thomas Martyn, un célèbre botaniste et entomologiste britannique. François Robert, le géographe du roi Louis XVI, remarque, avec justesse qu’il n’y a pas de rupture entre un être « normal » et un crétin complet. Mais ses mots sont terribles : « L'espèce va en se dégradant par teintes, par nuances imperceptibles du plus intelligent et du mieux constitué des Valaisans au plus stupide des Crétins, à celui des Crétins qu'on pourrait assimiler à l’huître. » Certains jugent même nécessaire d’appuyer le trait en précisant que dans certaines vallées — Le Val d’Anniviers — « ces barbares vivent presque nus, vêtus de peau de bêtes, mangeant primitivement sur des tables à cupules… Avec un teint noir jaunâtre comme celui des Groenlandais.»  

 

 

Avec l’avènement du XIXe siècle, le regard sur les « crétins », à défaut de bienveillance, se veut plus scientifique ou au moins rationnel. Les observateurs s’attardent alors sur les caractères physiques de ces créatures comme le nanisme et le goitre, cette hypertrophie de la glande thyroïde qui peut atteindre la taille d’une courge, ou encore les traits épatés, les oreilles plates et le teint olivâtre. Balzac évoque même les "yeux semblables à ceux d'un poisson cuit. » Pire… Le poète suisse, Maurice Chappaz, dans ses souvenirs, rappelle, en 1965, l’existence d’un goitreux si laid qu’on ne le sortait que la nuit, la tête enfermée dans un sac, pour le faire boire à la rivière. Parfois sourds et muets, la plupart de ces malheureux ne dépassait pas l’âge de 30 ans.

Pendant des siècles les populations montagnardes, voyant le doigt de Dieu partout, n’ont eu d’autres remèdes que les prières, les exorcismes ou encore les recettes de grand-mère comme l'ingestion de galettes composées de jaune d'œuf, de farine de froment, de poivre, de grains de milice, et d'éponge brûlée réduite en poudre. Des aliénistes ont tenté de guérir, ou au moins d’apaiser, ces malheureux par l’abstinence sexuelle, les douches froides ou même le chant en chorale. D’autres médecins et scientifiques, peu convaincus par l’efficacité de ces thérapies, se sont concentrés sur les causes possibles de ce fléau.

Selon certains racialistes, les Crétins ne seraient que le misérable reliquat d’une sous-espèce en voie d’extinction. Qui sait même, un taxon sarrazin ? Mais comment expliquer alors que deux parents sains peuvent enfanter un crétin et que deux crétins peuvent enfanter un enfant sain ? D’autres, confondant effet avec cause, proposent que le crétinisme est causé par une déformation des os du crâne. Enfin, certains essaient de démontrer que le crétinisme est lié à la consanguinité dans ces vallées perdues où les mariages entre cousins sont la règle. Mais pourquoi alors, des îliens exposés à une telle endogamie, ne souffrent pas de goitrisme ?  Alors que les travaux de Pasteur et de Koch commencent à être connus, de nombreux médecins s’engouffrent dans une autre impasse : la recherche d’un agent toxico-infectieux qui serait, comme le choléra, favorisé par les conditions d’hygiène déplorable. D’autres, enfin, constatant que la plupart des crétins vivent dans un environnement montagnard : Alpes, Massif-Central et Pyrénées, établissent un lien entre crétinisme et conditions environnementales : le froid, le chaud, le fort contraste entre les deux, l’air fétide des marais, l’humidité stagnante des fonds de vallée, l’eau des glaciers ou de fonte, insuffisamment minéralisée et, pourquoi pas, les sols lessivés…

Mais comment expliquer qu’un tel village est touché alors que le village voisin est épargné ? Le mystère, qui dure jusqu’à la fin du XIXe, ne sera résolu que par étapes à la manière d’un feuilleton. En 1812, un fabriquant de salpêtre isole un nouvel élément chimique, l’iode, en incinérant des algues marines. Malgré cette découverte, confirmée bientôt par Gay-Lussac, il faut patienter plusieurs décennies pour qu’un lien soit établi entre crétinisme et un dérèglement de la thyroïde. Le lien entre déficience en iode, lié au lessivage des sols, et l’hyperthyroïdie, source de tous les désordres physiologiques, ne sera formellement démontré qu’à la fin du XXe. Encore faut-il trouver la bonne proportion, car l’iode ingérée à forte dose est toxique voire létale. Cela ne sera fait, en Suisse, lors d’une campagne massive, qu’en 1922, après votation populaire, en ajoutant de l’iode au sel de table à raison de 5 à 10 mg par kilo.

Depuis, les crétins des Alpes ont progressivement disparu du paysage montagnard au grand dam des chroniqueurs et des vendeurs de cartes postales… Si la fin des goitreux est patente, l’extinction du crétinisme semble moins évidente. Pour ma part, il suffit pour m’en convaincre de musarder dans des lieux à forte concentration touristique, quelque soit leur altitude. A chacun ses crétins…  Pas sûr qu’une pincée d’iode suffise à éradiquer cette infortune.

En savoir plus :

  • Histoire des crétins des Alpes, Antoine de Baecque, Vuibert, 2018

  • , Antoine de Baecque, Stock, 2020

  • Le crétinisme dans les Alpes, Max Liniger, article dans la revue du CAS

  • Essai sur la pathogénie du crétinisme, Théodore Verdan, BNF, 1883

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On dit que j'ai déjà vécu  plusieurs vies avec passion. Ingénieur-plongeur, dirigeant d’entreprise, accompagnateur en montagne, journaliste et écrivain… Depuis quelques années, je me  consacre principalement à l’écriture, aux voyages et à la montagne. 

J'ai  publié une dizaine de livres dont les derniers :

Rêves d'Icare — Pionniers et Aventuriers du vol non motorisé (ed. Paulsen)

Tirirou — le petit cochon de la montagne (ed. Mont Blanc) :  Champion de Ski — Secouriste

Le Seigneur des Ecrins (ed. du Mont-Blanc)

Du Courage — Éloge à l'usage des aventuriers et… des héros du quotidien (ed. Paulsen).

Eloge de la Peur (ed. Paulsen)

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© 2025    Textes, Vidéos et Photos Gérard Guerrier (sauf indication contraire)

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